De nouveaux débuts pour Barbara Hannigan : jeune et libre Rake’s Progress à La Monnaie
Une boîte noire surplombe la scène et dès les premières notes de l’introduction s’abattent les murs du cube comme le cadre d’une gravure : le conte faustien s’annonce brutal, sans rédemption, minimaliste et cruel. La mise en espace de Linus Fellbom, également responsable des lumières s’offre radicalement mordante, entre simplicité et hommage aux années de William Hogarth (peintre et graveur du XVIIIe siècle dont les œuvres ont directement inspiré cette œuvre musicale).

Le premier opéra que Barbara Hannigan a chanté en public, à l'âge de 23 ans, était précisément The Rake’s Progress qu'elle dirige ce soir, avec l'émotion d'un saut de l'autre côté du miroir et d'une œuvre effrayante, mais toujours avec force et ironie. Cette fable aux sept péchés capitaux n’a pas pris une ride, surtout dans la fraîcheur d’une jeune direction musicale, mais qui semble déjà mûrie. La chanteuse le dit elle-même, de cette responsabilité nouvelle est né un sentiment quasi "parental", entre compréhension totale de la respiration et du rôle de chanteur (plus "enfantin" selon elle), et l'acquisition d'une image plus globale de la musique. Le résultat est un dialogue éloquent avec des musiciens vibrants et vifs, très bien articulés, dont l'inspiration attentive guide la descente aux enfers en huit tableaux.
En 2015, Barbara Hannigan dirigeait et chantait un extrait de cet opus au Concertgebouw d'Amsterdam :
La distribution brille par sa jeunesse. Elle présente également les fruits du travail mené par Barbara Hannigan, puisque les chanteurs sont issus de son programme de mentoring-résidence nommé Equilibrium. La jeunesse se mue en motivation énergique mais aussi d'une humilité disciplinée au service de la pièce.
La jeune chanteuse au prénom prédestiné Aphrodite Patoulidou interprète Anne Trulove et marque par une voix limpide, profonde pourtant, dans un dessin très noble. Les notes oscillent entre richesse et clarté avec précision, légèrement acidulée et assise. Touchante dans le rôle de la jeune femme aimante et trompée, le tragique s’offre à la soprano comme un sacerdoce, qui sombre dans une liberté de voix a cappella ou bien accompagnée, maîtrisée de jeu comme de voix.

Dans le rôle de Nick Shadow, le baryton-basse Yannis François est annoncé malade en introduction. Aussi la surprise est-elle bonne de voir sa présence scénique. Force est de constater que la performance n’en reste que peu altérée, la voix est certes un peu sèche, mais Yannis François fait honneur à sa formation de danseur avec une souplesse de chant similaire à celle du corps. Théâtral dans ses limites, l'ambitus s'atténue dans les graves alors que les aigus sont plus puissants et profonds.
Légèrement en retrait face à l’ampleur de son rôle (le jeune premier Tom Rakewell), Elgan Llŷr Thomas marque toutefois par une voix très phrasée, mais légèrement soufflée et en manque de vélocité. Les graves sonnent forcés (un problème qui persiste), en revanche les aigus dessinent un certain aplomb, notamment dans sa tragique descente aux enfers.
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Elgan Llyr Thomas (© DR) | Fleur Barron (© DR) |
Chanteur à double rôle, la basse cubaine Antoin Herrera-Lopez Kessel marque la distribution par des graves absolument abyssaux dans le rôle de Trulove, père de la jeune Anne. Précis, sévère et affirmé, le rôle colle à la voix avec une belle justesse, magnifiée dans le rôle d’une jeune charmeuse londonienne, ridicule d’aigu, admirable de liberté et de drôlerie. De cette confiance résulte sa capacité de modulation.
Fleur Barron, dans le rôle mystérieux de Baba la Turque, femme à barbe voilée, star de show et nouvelle conquête de Tom Rakewell s’offre avec des graves assurés. Surjouée et très modulée mais toujours féminine et joliment factice, la voix de la mezzo surprend et fait le pont avec intelligence entre les différents registres de la distribution. Enfin, Sellem le commissaire priseur, interprété par James Way, fait preuve d’une belle rigueur de ténor, précise, puissante et très maîtrisée.
La précision des voix solistes s'allie à la puissance des Chœurs de la Radio Flamande, alors pourtant que les chanteurs ne voient pas la cheffe d'orchestre (les solistes sont devant le chœur, l'ensemble est devant Barbara Hannigan, qui leur tourne le dos pour diriger l'orchestre placé au fond) mais ils réussissent pourtant le tour de force d’une belle homogénéité. Une performance inventive, juste et sensible servant un idéal d’opéra dépoussiéré à retrouver en version concert le 20 mai prochain à la Philharmonie de Paris et en compte-rendu le lendemain sur nos pages.