Le Cosmicomiche, deux opéras de poche en création mondiale à Toulon avec Présences Féminines
Comment laisser une trace ? Du big-bang à la Tagliatelle
La programmation de cette création par le Festival Présences Féminines ne s'explique pas uniquement par le genre de la compositrice, de la metteuse en scène et des deux chanteuses mais aussi par le contenu de l'opus. Si à première vue Le Cosmicomiche parle d'espace d'une manière délicieusement surréaliste et si le texte est ici respecté (Reverdy a opéré elle-même des coupes, sans modification ni réécriture), un sous-texte, d'autant mieux magnifié ici, traite aussi la question des Présences féminines : dans la première des deux nouvelles, c'est évidemment et comme d'habitude un homme qui cherche vainement à laisser sa trace dans l'univers en griffonnant un point pérenne quelque part (résonant d'ailleurs avec cette œuvre en création mondiale et les musiques de compositrices qui doivent laisser leur trace dans l'histoire et l'univers esthétique) ; dans la seconde nouvelle, le Big Bang est concentré dans la cuisine et rapporté à la cuisson des tagliatelles qui obnubile la soprano (cet opus rappelant -a contrario- qu'une femme peut préparer bien d'autres choses que la cuisine, en l'espèce un opéra).
Victoria Duhamel créditée de la mise en scène signe plutôt une "mise en espace" dans tous les sens du terme, associant cosmique et comiche (comique italien, à noter d'ailleurs que comiche est la forme féminine plurielle de comica, renforçant une fois encore le pouvoir des femmes). Dans l'immensité d'un plateau vide en première partie, les trois personnages flottent en tenues de cosmonautes mais avec des motifs d'arlequin, avec des casques spatiaux mais qui sont en fait ceux de scooters typiquement italiens. La deuxième partie associe également comique et cosmique : un anneau spatial descend du plafond pour enfermer les trois personnages en tenues civiles, domestiques, dans la cuisine.
La mise en livret et en musique renforce encore la gynocratie : les femmes sont majoritaires en nombres (deux contre un) et surtout en richesse d'interventions musicales. Le texte du narrateur originel est répartit entre les trois personnages, mais il est même hiérarchisé : l'homme narre ses aventures, les femmes narrent la marche de l'univers. Ce sont elles qui assurent le contrepoint et la polyphonie (rappelant que la musique était à l'origine de la civilisation occidentale, indissociable de l'étude des astres : l'art des sons cherchait à retrouver l'harmonie universelle).
Justement, musicalement, la partition est un flux continu autour d'une succession de centres gravitationnels mais cohérents : astéroïdes composés de petites touches sonores, sons de comètes et d'étoiles filantes (grands sons glissés), trilles mystérieux ou longs appels dans l'espace intersidéral (notamment du vibraphone), trémolos de nébuleuses gazeuses, astres lumineux (notamment à la harpe), rythmes obstinés imitant un train spatial (les personnages suivent ces indications en faisant le train, en se tournant autour tels des satellites), tempo et volume qui varient selon l'intensité du mouvement des planètes.
Les sept instrumentistes, musiciens de l’Orchestre de l’Opéra de Toulon (percussions, harpe, violoncelle, alto, cor, clarinette, flûte -également piccolo), ont indéniablement accompli un aussi grand travail que les artistes vocaux, durant la semaine de répétitions, ce qui leur permet de rendre ces effets avec grande justesse (non seulement des notes mais aussi des intentions). Nouvelle preuve que ce répertoire moderne, qui n'était pas celui de Toulon (au goût méditerranéen pour les grandes voix et opus bel-canto), s'y fraye sa place : après L'Élixir d'amour, la maison proposera en diptyque Amélia va au bal/Le Téléphone de Gian Carlo Menotti (1911-2007).
Placé devant le septuor instrumental, sur scène côté Jardin, Léo Warynski dirige comme à son habitude d'une battue aussi souple et limpide qu'énergique et constante, donnant tous les départs et indications aux instrumentistes ainsi qu'un grand nombre d'indications précieuses aux chanteurs.
Mélanie Boisvert chante l'éloge soprano des tagliatelles d'une voix al dente : la ligne affermie sait s'enrober d'une couche suave mais aussi d'harmoniques finement aigrelettes. Les aigus et résonances sont coloratures d'esprit et aux couleurs écrues. La ligne souple et précise confirme son habitude à mettre au service du répertoire varié et contemporain, des envolées lyriques. Investie comme ses collègues, elle peut partir en fusées vocales mais avec une aisance qui garde son ancrage, un son salé et léger comme des copeaux de parmesan.
Albane Carrère compose le fond de sauce vocal avec des lignes très exigeantes en graves pour son mezzo-soprano. Elle n'utilise pas la voix de poitrine mais sait nourrir cet ambitus particulièrement dispendieux, avec un souffle très long et chaud. Elle trouve ainsi une assise accroissant progressivement son volume (à la mesure du théâtre) et le naturel de l'articulation y compris dans les rythmes les plus vertigineux et vers l'aigu (quelque peu engorgé, certes). Pour elle aussi, le travail s'impose, remarquable et assimilé : la musique sans fausse note se coordonne avec l'investissement scénique et une occupation incarnée du plateau.
Pour les épices, Francesco Biamonte incarne toute l'exubérance de la commedia dell'arte, multipliant les enthousiasmantes envolées de conteur : il emmène le trio vocal dans une commune prononciation remarquable de l'italien. La grandiloquence typique du style sert le personnage mais pas la ligne de chant lorsqu'il pousse une voix de baryton, bien vibrée mais très froncée -au point d'être assourdie mais tout en déployant un volume placé- engorgée à partir du médium et vers l'aigu (le vibrato s'emballe et parfois la voix décroche).
Coproduction de l'Opéra de Toulon, du Festival Présences Féminines et du Théâtre Le Liberté où il fut donc ainsi créé, cet opéra et son interprétation sont à l'image de l'œuvre écrite par Italo Calvino : fantas(ti)que et co(s)mique grâce à un travail absolument sérieux. Travail acharné même, qui n'aura été proposé que pour une seule et unique représentation (un second voyage, vers la planète Nice en 2020 reste encore de la science-fiction).