Michel Fau voit juste : Ariane à Naxos flamboyante à Toulouse
Ariane à Naxos
se partage en deux parties : le Prologue (préparatifs fiévreux d’un
opéra qui se jouera pour un grand mécène), suivi de l’Opéra
même. Pour le Prologue, un immense décor (signé David Belugou)
divise l’espace verticalement. En haut : un faux théâtre avec un mince proscenium en bois devant un rideau baroque.
En bas : les portes des loges, un stockage de chaises, l’accès aux
trappes et aux échelles. Dans ce sous-sol, les artistes et leurs
maîtres s’adonnent aux plaisirs, fâcheries, et reçoivent leurs
admirateurs. Au-dessus de leurs têtes, le
Majordome
(Florian Carove)
règne sur l’avant-scène en démiurge.
Ironiquement, le majordome est le seul rôle uniquement parlé.
Chanter
dans les coulisses, mais parler sur scène, voilà une belle
inversion du monde de l’opéra, et Florian Carove redouble l’ironie
en donnant à ses déclamations une voix volontairement vulgaire,
enfumée, pleine
de dépit pour l’art et les artistes. Sur
les deux
niveaux, les artistes jouent périlleusement au bord du gouffre, ce
qui ajoute un élément de suspense et de piquant pour le public.
Pour la deuxième partie, représentation de la représentation, le faux théâtre occupe presque tout le vrai plateau, laissant un peu d’espace en avant et sur les côtés pour les interventions loufoques de la troupe de commedia dell’arte. La caverne d’Ariadne est une énorme tête de Bacchus à gueule ouverte. Surprise : la tête s’allume en mille petites ampoules comme un cabaret pour les parties comiques.
Les costumes également signés David Belugou (et tous créés aux ateliers du Théâtre du Capitole) sont somptueux. La courte robe à paniers et la coiffe de Zerbinetta (Elizabeth Sutphen) toute en plumes rouge/orange, évoque le Roi-Soleil dans le Ballet de la Nuit (1653), par exemple. L’imagination, l’évocation historique, l’éclat et l’harmonie de ces robes et perruques, y compris pour les hommes (le maître de danse porte une robe à paniers et perruque rose) sont enchanteurs. L’éclairage très coloré de Joël Fabing ajoute un élément de féerie.
Dans le Prologue, la mezzo lyonnaise Anaïk Morel prend le rôle du Compositeur. Étincelante du haut en bas de la tessiture, sa voix est projetée vers des aigus expansifs et remplit la salle, exprimant sans équivoque sa passion, son impatience et son désespoir.
Catherine Hunold chante Ariane, également en prise de rôle. La soprano française (récemment appréciée en concert à Limoges) assume ce rôle à la finesse mozartienne et à la puissance wagnérienne, demandant souvent des pianissimi gracieux et flûtés. Elle se livre et impressionne dans les moments forte, mais sans retrouver la grâce légère des moments rêveurs (« Ein schönes war », et « Sie atmet leicht ») tout en effleurant les graves, certes aux frontières de la tessiture.
Combat différent pour Zerbinetta, qui doit tutoyer les hauteurs vertigineuses de la voix de colorature mais garder l’ampleur du son. Elizabeth Sutphen exécute sans faille les passages périlleux du rôle, mais le corps de sa voix et son éclat semblent dévorés par l’orchestre : ne parvient au premier balcon qu’un mince filet sans harmoniques. En tant qu’actrice, en revanche, Elizabeth Sutphen se déplace avec la grâce pétillante d'une danseuse.
Issachah Savage, ténor américain, dans le rôle de Bacchus, répand la jouissance du dieu de l’ivresse. Dès son entrée dramatique dans un char de léopards en or, sa voix lisse et cuivrée remplit la salle avec aisance, comme sa présence souriante et radieuse.
Pour les autres rôles, en ordre d’apparence : Werner van Mechelen compose un maître de musique avec son baryton généreux et paternel, projeté, riche en inflexions musicales et linguistiques. Laurent Labarbe, qui incarne le Laquais, en haillons comme une sorte de troll ténébreux, emplit ce rôle mal-aimé sur scène avec un baryton-basse sonore et expressif. Pierre-Yves Binard dans le rôle du Perruquier, délicieux dans sa robe à paniers et sa perruque rose, n’a que quelques phrases, juste assez pour révéler un baryton bien placé. Manuel Nuñez-Camelino, haut ténor doux et naturel, fait un charmant maître à danser, dans une robe à paniers lui aussi, qui révèle de jolis talons (il fait des sauts et gambades inoubliables).
Quant aux trois nymphes : La Naïade, de Caroline Jestaedt (soprano appréciée dans Pinocchio à Bordeaux), enfile des aigus lestes et clairs, au-dessus de la Dryade riche et appuyée de Sarah Laulan, mezzo-soprano. Carolina Ullrich, Écho, qui prend la voix du milieu dans les trios, étonne avec quelques aigus incandescents dans le final de l’opéra. Philippe-Nicolas Martin, baryton (Arlequin) aux ailes de coléoptère, Antonio Figueroa, haut ténor (Brighella) en perruque de grenouille, le ténor Pierre-Emmanuel Roubet (Scaramuccio) en zèbre, et Yuri Kissin (basse Truffaldino) en renard, forment un quatuor de commedia dell’arte, dansant et chantant leurs numéros de cabaret pour interrompre l’opera seria, et tentant de changer son destin.
Dans la fosse, recevant déclarations d’amour (de Zerbinetta), et accusations (du Compositeur), Evan Rogister est un chef d’orchestre aux gestes fluides, pleins de grâce et d’autorité, précis et expressifs. Il semble très attentif aux besoins des chanteurs, mais pourrait se soucier davantage de l’équilibre. Sous sa baguette la phalange locale joue avec ferveur et brillance.
La représentation rend justice au mot de Michel Fau : « L’opéra n’est pas une reproduction de la réalité, mais un rêve éveillé ».