Louées soient-elles : galerie d’héroïnes haendéliennes à la Chapelle Corneille de Rouen
Dans le programme du spectacle, les metteurs en scène David Bobée et Corinne Meyniel affirment ne pas avoir souhaité proposer au public un manifeste féministe. Il faut dire que les héroïnes haendéliennes sélectionnées ne se distinguent pas spécialement par leur force de caractère ni par leur volonté d’émancipation : Lucrèce (Lucrezia), victime d’un viol, se suicide, Irène (Tamerlano) est utilisée par l’empereur comme monnaie d’échange, Agrippine (Agrippina condotta a morire) se fait assassiner par son fils, la sorcière Mélissa (Amadigi) se plaint d’un amour non partagé et constate que ses pouvoirs sont sans effet sur l’homme qu’elle aime. Mais peu importe finalement : il ne s’agit pas pour les metteurs en scène de contextualiser les airs par rapport à l’intrigue du livret, mais de proposer, pour chaque pièce musicale, un tableau visuel (sans lien explicite avec les paroles chantées) presque toujours avec l’image d’une femme forte et volontaire (en témoigne l’affiche du spectacle, représentant une femme mettant fièrement en valeur un biceps).
Pour ce faire, les interprètes prennent des poses, font des gestes, accomplissent des actions traditionnellement dévolus, dans l’imaginaire collectif, à la masculinité : goût prononcé pour la violence, la guerre, le sang, le meurtre (gestuelle chorégraphiée avec des lances, parfois explicitement considérées comme des symboles phalliques, danse lascive avec une tête d’homme décapité, évocation du démembrement d’un homme par la disposition, autour de la tête tranchée, des différentes parties d’une armure –qu’une danseuse dispersera violemment à coups de pieds (signe d’un changement des mentalités : cette même scène, dansée par des hommes, autour d’une tête de femme, avec des habits féminins déchiquetés et jetés brutalement serait aujourd’hui tout bonnement inconcevable), bain dans un liquide rouge évoquant le sang, exhibition sexuelle (longue parade des figurantes et chanteuses, l’entrejambe très largement ouverte face aux spectateurs, « roulage de mécaniques » : démarche vulgaire, avec moue dédaigneuse, regard hautain, hanches en avant, pouces dans les passants du jean.
Bref, on a tendance à conclure de ces tableaux que les femmes ont parfaitement le droit d’avoir en elles les mêmes pulsions malsaines, la même violence, parfois la même vulgarité que certains hommes –même si finalement l’image ainsi rendue des hommes et des femmes est un peu restrictive. Quoi qu’il en soit, malgré, ou grâce à l’étrangeté du concept, le spectacle propose plusieurs tableaux saisissants, prenant place sur un plateau tournant lentement sur lui-même (superbement éclairé par lumières de Stéphane Babi Aubert). Les lances forment un faisceau semblant émaner des mains de la soprano, la danseuse Xiao Yi Liu se débat avec des robes "traditionnelles", qui semblent la fasciner mais qu’elle refuse de porter cependant, ou encore et surtout dans l’air de Cléopâtre "Se pietà…", la danseuse Ella Ganga propose une chorégraphie d’inspiration africaine : le caractère sobre et élégiaque de la plainte de la Reine d’Égypte semble alors dicté par la seule bienséance, tandis que la danse, faite de soubresauts, de convulsions, de brusques tressaillements, semble exprimer la violence des sentiments réellement éprouvés. Dans les dernières mesures de l’air, la danseuse rejoint la chanteuse et l’enlace, son bras noir s’entrecroisant avec le bras blanc dans une image d’une saisissante poésie.
L’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie trouve la transparence, les couleurs, ou le caractère incisif qui siéent à ce répertoire. Il est dirigé par Iñaki Encina Oyón avec précision mais aussi beaucoup de goût, en ceci qu’il donne à chaque page l’exacte pulsation rythmique et les couleurs idoines. Le choix des deux chanteuses s’avère par ailleurs pertinent : leurs voix sont différentes en termes de couleurs, mais s’avèrent complémentaires et se marient dans le duo Cleofe / Maddalena de La Resurrezione.
La soprano Yun Jung Choi fait entendre un timbre à la fois très pur et velouté, consistant, ce qui ne l’empêche nullement de délivrer sans difficulté des aigus et suraigus justes, et de faire montre de virtuosité dans l’air de Berenice (Scipione : « Scoglio d’immota fronte »). Très engagée vocalement et dramatiquement, elle brosse une galerie d’héroïnes convaincantes et justes stylistiquement.
Aude Extrémo fait parfois entendre des sonorités un peu rêches, brutes. Mais c’est précisément ce qui fait l’originalité de sa voix et lui confère immédiatement une puissance d’émotion. Son chant n’est pas pour autant dénué de sensualité, et le voile pourpre dont elle couvre ses épaules lors de sa première apparition en Lucrezia semble presque le prolongement visuel des reflets mordorés de son timbre. Des graves profonds aux aigus éclatants, l’ambitus est maîtrisé et la technique permet à sa Lucrezia d’impressionnantes vocalises, éclatantes de noblesse et d’autorité.
Le public reconnaissant et séduit par ce spectacle atypique remercie les équipes artistique et technique sous un flot d’applaudissements nourris et chaleureux.