Journal d’un fantôme disparu à Rouen
En 1917, Leoš Janáček rencontre Kamila Stösslová, mariée, mère de deux enfants, plus jeune de près de 40 ans. Il conçoit pour elle un amour impossible et fait d’elle sa muse et sa confidente (il lui envoie près de 700 lettres dans une correspondance à sens unique). C’est à cette période qu’il découvre un recueil de poèmes de Josef Kalda, Le journal d’un disparu, évoquant la passion du jeune Janíček pour la jeune Tzigane Zefka. Il s’identifie à ce jeune héros au nom si proche du sien, et compose un cycle de 22 mélodies. Pour cette production, la compositrice Annelies van Parys y incorpore cinq pièces qui s’intègrent parfaitement à l’œuvre originale.
Le metteur en scène Ivo van Hove mixe ces deux histoires à l'Opéra de Rouen et place ce jeune couple dans le bazar d’un petit studio hanté par le passé, où s’entassent les cartons d’archive et nombre d’appareils ayant trait à la mémoire : un atelier photo, un lecteur audio, un rétroprojecteur, un appareil de projection vidéo. Le vieux Janáček (joué par Gijs Scholten van Aschat d’une voix barytonante), débraillé et torturé, y revit par le son et l’image, sa passion passée, qui prend vie sous ses yeux à travers deux chanteurs. Puis, il relit ses lettres (réels extraits des correspondances du compositeur), les brûle, avant de pouvoir enfin retrouver la paix, et le sommeil.
Ainsi, Janicek est ici la version jeune du compositeur, habillé du même costume mais tiré à quatre épingles. Il prend les traits du ténor Ed Lyon dont la voix torturée, si propre à ce répertoire, s’épanouit dans un sombre bas-médium et tire dans l’aigu, émis en force depuis le haut de la poitrine, qui se teinte alors d’une légère touche d’acidité. Son vibrato bien présent apporte de l’intensité à son interprétation, puis s’adoucit avec poésie dans l’extase amoureuse. La mezzo-soprano Marie Hamard interprète Zefka/Kamila dans une robe pourpre échancrée. Sa voix au timbre soyeux, tressautant d’un léger vibrato, manque parfois d’assise. Ses graves d’airain ont la dureté du métal froid. Les trois voix bien distinctes de Jana Pieters, Lisa Willems et Isabelle Jacques, émises depuis les coulisses, jouent le rôle du narrateur par des lignes homogènes. Le trio s’appuie sur les graves de la contralto, virevolte par le timbre tranchant de la soprano, la voix de la mezzo s’enchevêtrant au milieu.
À jardin, un piano à queue sert de bureau. Lada Valesova s’y installe pour accompagner les passions des personnages, des ruissellements de l’amour à la tendresse de l’étreinte, en passant par le mystère du désir ou l’agressivité du refoulement.
L’odeur des lettres brûlées parcourt ainsi la salle, les lumières s’éteignent dans un silence attentif qui se prolonge quelques instants, avant d’enthousiastes applaudissements.