Roméo et Juliette de Boris Blacher, sombre songe au Théâtre de la Croix-Rousse à Lyon
En 1943, alors qu’il est en exil dans les Alpes autrichiennes après avoir été renvoyé de son poste de professeur de composition au Conservatoire de Berlin par le régime nazi, Boris Blacher (1903-1975) adapte librement le chef-d’œuvre d’un de ses auteurs favoris, Roméo & Juliette (1595) de William Shakespeare (1564-1616). S’il veut rester fidèle au texte, le compositeur n’hésite pas à sélectionner des moments forts de la tragédie pour son opéra de chambre, en trois parties. Outre ses passions littéraires pour les grands classiques, Blacher est également doté d’un indéniable esprit scientifique qui se retrouve dans son écriture. Dans son opéra, il applique ses propres principes de composition fondés sur « le mètre variable » : l’œuvre est structurée par des changements de mesure constants, calculés selon des lois de séries mathématiques. Pour l’auditeur, sa musique possède assurément un rythme tout particulier, parfois déconcertant mais toujours efficace. Il n’hésite cependant pas non plus à casser l’urgence de sa musique en incorporant trois chansons qui commentent l’intrigue, en allemand et dans le savoureux style du cabaret berlinois.
Jean Lacornerie, metteur en scène et Directeur du Théâtre de la Croix-Rousse, ne peut cacher sa fascination pour le théâtre expressionniste. Il le démontre une nouvelle fois ici par sa lecture à la fois complexe et transparente de ce Roméo & Juliette (déjà représenté in loco en 2015). Comme pour un songe terrible, le metteur en scène replace l’intrigue véronaise dans l’époque de composition de l’opéra, en plein milieu de la Seconde Guerre Mondiale, avec des anachronismes rappelant combien la violence des conflits est universelle et intemporelle. Le père de la famille Montaigu est ainsi un riche entrepreneur du début du XXe siècle, avec son monocle et son haut-de-forme, le chef des Capulet ressemble au maréchal allemand Paul von Hindenburg (président de la République de Weimar en 1925). Lors de la troisième partie, le fond de scène montre Dresde bombardée en 1945 (puissante et fameuse photographie de Richard Peter). Parmi de nombreuses autres références, la Diseuse, véritable Mab fée des songes, est une chanteuse de cabaret qui fait fortement penser à Marlene Dietrich dans L’Ange bleu. Ces diverses références historiques, esthétiques et fantastiques évoluent dans un sombre décor, défait et transformé en œil dont l’iris mobile permet aux personnages de se déplacer sur le plateau et laisse plus ou moins découvrir les neuf musiciens. Enfin, en cohérence avec l’économie de moyens de ce « théâtre de tréteaux », Lacornerie transforme à plusieurs reprises son décor avec du simple papier sous diverses formes (froissé pour les nuages, affiches pour les graffitis, essuie-tout pour embaumer les malheureux amants).

La mise en scène requiert également un bel investissement des chanteurs, qui se font parfois chorégraphes, en compagnie de deux danseurs et figurants. Le séduisant Roméo – au visage maquillé de blanc, impersonnel et mystérieux – est le plus sollicité en la matière : le maintien et l’aisance d‘Alexandre Pradier, comme le timbre brut de sa voix, ses aigus étroits voire parfois instables et son agréable prononciation de l’anglais pourraient faire croire qu’il vient de la comédie musicale – bien qu’il soit bel et bien un ténor lyrique. Juliette est ce qu'elle doit être de charme et d'enchantement. La soprano Erika Baikoff est expressive sans excès, avec un timbre d’une grande fraîcheur. Le quatuor vocal, composé d’Anna Cavaliero, Eira Huse (également Lady Capulet, au timbre chaleureux), Andrew Henley (Tybalt) et Timothy Murphy (Capulet et Benvolio à la voix profonde et sombre), harmonise vaillamment des parties parfois difficiles, souvent a cappella. La chanteuse de cabaret berlinois (La Diseuse, La Nurse et Peter) est incarnée par l’allemande April Hailer, fascinante par sa voix rauque, sa présence fascinante de comédienne.

Les neuf musiciens de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon et leur jeune chef Emmanuel Calef sont parfois eux-mêmes mis à contribution, se déplaçant sur scène et même intervenant, en français et dans leur propre rôle – par une sorte de distanciation et d'auto-dérision. Si « le mètre variable » nécessite un chef d’orchestre pour diriger cet effectif de chambre, la difficulté n'en transpire nullement. Les intentions sont colorées, les accompagnements soignés jusque dans les plus grandes exigences techniques.
Appréciant clairement ce spectacle, le public lyonnais semble visiblement habitué au Théâtre de la Croix-Rousse et aux lectures aussi richement référencées qu'accessibles de Jean Lacornerie, même différentes et passablement radicales : Roméo & Juliette sans romantisme.
