À Vichy, L’Opéra de quat’sous fait tomber les masques
Dans cet Opéra de quat’sous, adaptation moderne de L'Opéra du gueux de John Gay (1728), le monde de la mendicité est tout sauf synonyme de tristesse ou de désarroi. Il est un univers où les pauvres sont drôles et malicieux, riches d'une imagination sans faille pour aller récolter quelques sous auprès des gens de l'autre monde, celui de la luxuriance de l'Angleterre victorienne, en l'occurrence. Ceux qui sont censés représenter la loi et la société, à l'image des policiers, incarnent en revanche la corruption et la faiblesse face au pouvoir d'un argent donné par les pauvres. Un monde à l'envers, donc, et des codes renversés qui le sont aussi musicalement. Là était d'ailleurs l'un des objectifs du duo Weill-Brecht : bouleverser les codes et les usages établis, et donner les clés d'un monde ouvert à des pratiques et à des pensées nouvelles. Y compris en matière d'opéra, donc. Brecht, d'ailleurs, parlait moins d'opéra que de “théâtre épique” concernant cet Opéra de quat'sous créé en 1928 à Berlin. Dans cette œuvre, la musique et les dialogues parlés sont placés sur une même hauteur et s'enchaînent sans transition, dans une forme de brutalité qui est aussi le marqueur de cette pièce (brutalité qui se retrouve autant dans le style que dans les mœurs du monde dans lequel le spectateur est plongé).
Un théâtre de marionnettes
Considérant cet opéra (qui confine plutôt au ballad-opera) comme la source du théâtre musical moderne, le metteur en scène Jean Lacornerie en donne une vision fidèle à celle voulue par ses auteurs. Le metteur en scène utilise la totalité de l'espace scénique pour y planter un gigantesque décor d'usine, dont des étagères géantes garnies de cartons définissent les limites sur les côtés. Autour des tables, des ouvriers en bleu de travail s'activent à fabriquer des marionnettes, celles-là même qui tout au long de la pièce vont incarner le visage des mendiants. Non pas pour les déshumanier ou les cacher, mais bien pour les rendre encore plus sympathiques et drôlatiques. Le travail du créateur de ces marionnettes, Emile Valantin, est brillant, comme l'épatante habileté de tous ceux, parfois les chanteurs eux-mêmes, qui sont amenés à en tirer les ficelles tout au long du spectacle.
À la fois théâtre épique et théâtre de marionnettes, L'Opéra de quat'sous vu par Jean Lacornerie, créé en 2016, est surtout un spectacle marqué par un dynamisme permanent. Le décor ne bouge pas mais par les jeux de lumières notamment (signés David Debrinay), il se mue tantôt en commissariat de police, tantôt en maison de joie, sans que le spectateur n'ait jamais à s'y méprendre, également grâce aux costumes de Robin Chemin et à la scénographie de Lisa Navarro.
Des comédiens-chanteurs très investis
Donnée dans sa version de 1928 (et non dans celle retravaillée par Brecht de 1955), cette version par l'association “La Clé des chants” est aussi l'occasion de mettre à l'honneur une formidable troupe de comédiens-chanteurs. Ceux-ci, qui ne quittent presque jamais la scène durant les deux heures de spectacle, font preuve d'une incroyable débauche d'énergie. Tous s'investissent totalement dans leurs rôles respectifs, en sachant habilement passer du statut de comédiens (ce qu'ils sont avant tout) à celui de chanteurs. Dans l'exécution d'une partition qui requiert moins de grandes capacités lyriques qu'une faculté à savoir passer avec un égal souci de la diction d'un morceau de jazz à une chanson de cabaret (entre autres), les voix parviennent malgré tout à sortir du lot.
Celles du Jonathan Peachum et de son épouse Celia, incarnés par Jacques Verzier et Florence Pelly, sont pleines de vigueur et de relief. En plus de mettre en exergue une voix chaude et volontiers “groovante”, Jacques Verzier se distingue par une diction particulièrement soignée, exprimée par d'amples mouvements de bouche, tant dans les parties parlées (en français) que dans celles chantées (en allemand). Florence Pelly expose aussi une voix intéressante, chaleureuse, trouvant particulièrement ses aises dans le medium. En Jenny et Lucy, Nolwenn Korbell et Amélie Munier dévoilent un timbre agréable et une justesse appréciable. Nolwenn Korbell se démarque par un jeu de scène très investi, servi par un timbre plein d'une volupté collant au rôle de fille de joie. La voix d'Amélie Munier est vibrante, d'un caractère guilleret. La remarquée Pauline Gardel, en Polly Peachum, fait montre d'une forte personnalité scénique et vocale, avec un jeu tout en fraîcheur, sensualité, un chant plein d'ardeur et de brillance. Gilles Bugeaud, policier Brown, use d'une voix de basse particulièrement puissante, en même temps qu'il fait preuve d'un réel charisme scénique. En Mackie, Vincent Heden parvient aussi à capter l'audience par un chant expressif et projeté, complétant un jeu de scène particulièrement engagé, exprimant ici amour et passion, là fourberie et mesquinerie.
Entre parties chantées (en allemand) et parlées (en français, avec des textes traduits par René Fix), l'orchestre trouve entièrement sa place. Disposés autour de la grande table placée en milieu de scène, les neuf musiciens, dont certains jouent plusieurs instruments, se mettent au diapason de l'ambiance de la pièce. Dirigé par le trompettiste Jean-Robert Lay, cet ensemble passe sans difficulté d'un genre à un autre (cabaret, jazz, marche burlesque), en sachant dépeindre plusieurs ambiances, tantôt émouvantes tantôt comiques. Bien que particulièrement “intermittent”, l'orchestre parvient donc sans mal à exister et lui aussi, après deux heures de spectacle, récolte les applaudissements nourris d'un public loin d'être décontenancé, mais au contraire particulièrement ravi par la qualité de la représentation.