Il mondo alla roversa, un monde à l’endroit à Avignon
Voilà à première vue une œuvre osée et militante, créée en 1750 à Venise : le livret de Carlo Goldoni peint un monde dominé par les femmes. Le potentiel satirique et politique d’un tel point de départ est alléchant. Mais la période n’est alors pas au féminisme : la conclusion colle à l’air du temps d’antan, c’est-à-dire qu’il n’y a point de salut sans une autorité masculine. Cette « vérité » est même assénée de manière très directe : « Que ceux qui la voient apprennent à dominer leur femme », « Le monde à l’envers ne pouvait perdurer ». Le livret suit l’évolution de trois femmes : Tulia la sage, l’amoureuse Aurora et la belliqueuse Cintia. La réaction de chacune est passée au crible à chaque évolution de l’intrigue : il en résulte d’importantes longueurs (les rangs se clairsèment d’ailleurs dès la fin du premier acte) que les imposants récitatifs renforcent (annoncé d’une durée de 2h30, l’opéra dure d’ailleurs finalement 3h40). La partition de Baldassare Galuppi ne manque toutefois pas de charmes : les airs enjoués ou furieux, tendres ou guerriers donnent l’opportunité aux artistes d’exprimer leur talent.
Le metteur en scène Vincent Tavernier fait le choix du sérieux et de la sobriété pour donner vie à ce drame burlesque, quitte à manquer parfois de fantaisie. La scénographie de Claire Niquet est légère (la production voyagera à Reims et à la Philharmonie de Paris) : des tréteaux, un lit, quelques chaises et des drapés pour figurer un théâtre de Guignol ou un donjon. Les costumes d’Erick Plaza-Cochet caractérisent chaque personnage, puisant dans les figures de la Commedia dell'arte ou de la mythologie. Si quelques passages sont truculents et trouvent vie dans l’investissement scénique des chanteurs, d’autres manquent cruellement de direction d’acteur, les solistes n’usant que peu de matière théâtrale pour faire vivre leurs arias.
Le plateau vocal, qui manque globalement de volume, est lui aussi dominé par les femmes. Marie Perbost (qui travaillait la partition lorsque nous l’avons rencontrée) est la sage Tullia, à laquelle elle offre sa voix de velours, longue en souffle et vibrée avec légèreté. Les aigus sont souples et ronds mais les graves un peu sourds. Sa voix s’envole en vocalises avec aplomb et un sens aigu de la nuance, mais aussi quelques dérapages rythmiques. En Aurora, Dagmar Saskova se démène pour faire triompher la puissance de l’amour. Sa voix duveteuse au timbre fruité dispose du pouvoir de séduction nécessaire à ce propos. Son phrasé, piquant, manque toutefois de liant et de vivacité pour faire vivre son premier air. Alice Habellion, Cintia guerrière évoquant le dieu Mars, expose une troublante voix de contralto aux graves gutturaux et moirés, aux résonances larges et profondes, qui tend toutefois à se fatiguer en fin d’airs. Armelle Marq offre à Rinaldino son timbre riche et frais, qu’elle fait virevolter dans d’aqueuses vocalises sur une ligne vocale fine et subtile. Ses extrêmes aigus, pris trop bas, sont cependant tirés.
Olivier Bergeron, Graziosino aux airs de Pierrot, manque cruellement d’assise vocale, et donc de justesse. Un souffle limité tend par ailleurs à faire retomber ses fins de phrases et à l’empêcher de maîtriser son vibrato. Il compense cependant par un timbre scintillant, sa belle diction véloce, son théâtre attachant et espiègle. David Witczak est un Giacinto aux allures d'Arlequin. Ses aigus larges sont bien projetés tandis que ses basses sont plus étouffées. Il émet même un falsetto (voix de fausset ou voix de tête) bien maîtrisé. La voix au timbre sombre est bien charpentée, imperceptiblement vibrée. Joao Pedro Coelho Cabral, fier Ferramonte, dispose d’un timbre épais et riche, gorgé de soleil mais crispé dans l’aigu.
Françoise Lasserre dirige l’Orchestre Akadêmia d’une battue énergique. Si le rythme de certains airs est enlevé, d’autres manquent de contrastes. Surtout, le continuo, attentiste, ne favorise pas l’expressivité des récitatifs. L’ensemble fait montre d’une grande cohésion, offrant un son homogène. Les vents, jouant sur instruments anciens, ne parviennent toutefois pas à éviter quelques problèmes de justesse. Le Chœur de l’Opéra Grand Avignon manque de cohérence rythmique, mais offre au metteur en scène une vraie présence théâtrale et à la cheffe d’orchestre de belles lignes mélodiques.
Le public remercie sans ferveur les artistes pour cette passionnante découverte de l’œuvre de Galuppi, avant de se précipiter vers les dernières navettes quittant l’Opéra Confluence, salle temporaire qui accueille l’Opéra Grand Avignon durant les travaux de son bâtiment historique.