Jeunesse et Sinfonia : Mahler rencontre Berio à la Philharmonie de Paris
Le rapprochement entre ces deux compositeurs peut sembler étrange, Mahler le post-romantique et Berio l’avant-gardiste. Berio a néanmoins orchestré des Lieder de Mahler, à l’origine pour piano et voix, et le scherzo de la Symphonie n°2 du compositeur viennois est cité presque intégralement dans Sinfonia. Un bel hommage de Berio à Mahler « dont l’oeuvre semble porter le poids de toute l'histoire de la musique de ces deux derniers siècles ».
André Schuen interprète d'abord deux séries de Lieder de jeunesse composés en grande partie sur des poèmes extraits du recueil Des Knaben Wunderhorn (Le Cor merveilleux de l’enfant). Dans un allemand précis et ciselé, le baryton délivre cette poésie aux tonalités populaires qui inspira particulièrement Mahler. Sans partition, il déploie sa longue silhouette vers le public, offrant un grand engagement physique. Sa vocalité particulièrement souple permet mille nuances. Il égrène les arpèges dans une grande douceur, convoquant la voix mixte sur toutes les arrivées dans l’aigu. Faisant appel à toute son énergie, il lance brillamment les Ade! (Adieu!) en voix pleine projetée. Il phrase la marche de Zu Strasbourg de façon marquée lorsqu’elle est d’inspiration militaire et plus legato lorsqu’elle devient funèbre, et il n’hésite pas à détimbrer lorsqu’il évoque sa bien-aimée qu’il a quittée. Bien que les notes graves peinent à résonner dans la grande salle de la Philharmonie, le dernier Lied, Erinnerung (Souvenir), entraîne le baryton vers des aigus assumés. Toutes ces subtilités d’interprétation ne sont malheureusement pas toujours mises en valeur, ni en équilibre avec l’orchestre (près de 80 musiciens). La voix du baryton manque de puissance face à cette masse orchestrale conséquente.
Thomas Hampson, Mahler/Arr Berio : 6 Chants de jeunesse (II "Ich ging mit Lust")
Thomas Hampson, Mahler/Arr Berio : 5 Chants de jeunesse (II "Zu Strassburg auf der Schanz'")
Sinfonia, composée par Berio en 1968 et dédiée à Bernstein nécessite un orchestre enrichi de claviers et de percussions (Orchestre National des Pays de la Loire), de huit voix solistes amplifiées (Neue Vocalsolisten Stuttgart) et d’un chef assurant la cohérence de l’ensemble (Pascal Rophé). Elle est le résultat d’un grand nombre d’aventures intellectuelles et de recherches du compositeur (linguistique, phonétique, poétique, anthropologique, électroacoustique, etc.) et son titre, Sinfonia, doit être perçu dans le sens étymologique du terme : voix et instruments sonnant ensemble. Le foisonnement qui en résulte est perceptible notamment dans le troisième mouvement, In ruhig fliessender Bewegung, parmi les plus spectaculaires parodies musicales. Sous la forme d’une valse effrénée, ce mouvement reprend l’ossature du scherzo de la Symphonie n°2 de Mahler et devient un feu d’artifice de citations musicales (Debussy, Berg, Stravinsky, Ravel…). Les voix (deux sopranos, deux alti, deux ténors, un baryton et une basse) participent également à cette profusion et les huit solistes, micro à la main, concentrés sur leur partition et la battue du chef sont maintenus sur le qui-vive. Le ténor débite d’une voix claire et nuancée un texte issu de L’innommable de Beckett, monologue d’un homme attendant sa mort. L’inclusion de citations littéraires est multiple : Beckett, Valery, Berio, slogans de Mai 68, solfèges des thèmes de Sinfonia que les chanteurs parlent, susurrent, déclament ou hurlent. Le matériau sonore est enrichi d’onomatopées, de consonnes voisées et d’un « keep going !» qui émerge par instant. Les voix sont davantage chantées dans le deuxième mouvement, O King, rendant hommage à la mémoire de Martin Luther King. Sur de simples voyelles, les sons tenus sans vibrato se font échos ou résonances des instruments.
"Sinfonia" de Luciano Berio, Swingle Singers, Royal Concertgebouw Orchestra, Luciano Berio (direction)
La réussite de cette exécution tient beaucoup à la précision de la direction de Pascal Rophé. D’une battue extrêmement distincte et stable, il indique les accents, les changements de mesure, les nuances, veillant constamment à l’équilibre de l’ensemble.
Le public ne s’y trompe pas, ovationnant les musiciens. « Keep going! »
Formidable @Rophp à la tête des merveilleux musiciens du @ONPL_orchestre et des magnifiques Neue Vocalsolisten Stuttgart dans une Sinfonia de Berio angoissante pic.twitter.com/Prz74FLgkc
— Frederique Reibell (@FredReibell) 2 février 2019