Brutaliste Joconde à La Monnaie de Bruxelles
Après un glissement de terrain de Padoue à Venise (entre la pièce de Victor Hugo Angelo, tyran de Padoue et le livret signé Arrigo Boito), cet opéra vit un tremblement de Terre dans la mise en scène d'Olivier Py, éradiquant sa dimension politique au profit d'une stratégie scénographique redoutable. Cet opéra du profond entre-deux (ni pré-vériste ni post-verdiste) est placé dans un profond entresol, d'insoutenable putréfaction. Une Venise où les eaux putrides sont rythmées par les clapotis de danseurs et les pleurs du drame, dans les ondes perpétuelles de la lumières sur le béton. Pas de soleil, pas de Dieu, pas de fond à la scène : un entonnoir au service d’une acoustique riche dont les harmonies peuvent se déployer.
Sous la direction musicale de Paolo Carignani, la partition d’Amilcare Ponchielli sonne à l’image du récit, partagée entre une finesse enivrante et une brutalité assourdissante, les notes éclatent vives, piquées et meurent rondes. L’Orchestre des quatre-vingts musiciens est au service d’un chromatisme exacerbé et d’une expression symphonique, innovante en pleine Italie Verdienne, offrant à entendre une vivacité grisante.
Les six personnages principaux de La Gioconda sont répartis en différentes tessitures et timbres, reflets d’un rôle précis et d’une coloration orchestrale associée. Chacun trouve ici sa place avec sa propre interprétation mais aussi dans une homogénéité globale (les quatre premiers interprètes sont propres à cette seconde distribution) :
La Gioconda interprétée par la soprano chinoise Hui He s’offre riche, aristocratique et très sensible. Maturant vocalement un rôle sombre et retentissant de cantatrice, le chant reste raffiné et solennel. Habitée de tragique, elle déploie son chant à travers ses ressentis opposés. Les aigus sont limpides, souples, le souffle maîtrisé et elle se transforme, rayonnante dans les cris de détresse avec un charisme redoutable. Le jeu manque toutefois de naturel et reste très classique.
Stefano La Colla campe Enzo Grimaldo d’une voix latine, classique et très modulée, l’aimé de La Gioconda se révèle surtout dans le tragique. Le typique ténor à l’italienne fait preuve d’une virtuosité vocale et d’un jeu noble, naturel, entre détachement et pudeur, au service de la partition.
Figure emblématique du couple d’opéra, la jeune Laura Adorno servie par la mezzo-soprano Szilvia Vörös s’offre éclatante, exaltante d’aigus limpides, avec une diction souple, un souffle maîtrisé et une belle retenue de jeu. Noble, la voix chaude à la mesure de ses larmes nourrit un destin tragique, presque mélodramatique.
Rôle phare de la distribution masculine, Barnaba figure le mal incarné grâce à Scott Hendricks et ses graves redoutables, empreint de manipulation grâce à un phrasé ultra précis, un souffle acéré et un caractère très prosaïque. La voix chaude est autoritaire, la présence du chanteur est forte de tempérament et d’un métier scénique assuré, donnant l'impression d'un tour de force dans une distribution exigeante.
La mère de La Gioconda, la Cieca maudite de cécité, est interprétée par Ning Liang avec la finesse d'une sombre douceur. Son timbre rare de mezzo bien ancré, offre une intention aux apparences simples et graves, mais pourtant maîtrisée d’un souffle long, latent, soupirant la malédiction pesante, l’absence de lumière, l'obscurité prenante. Un résultat déroutant mais offrant aussi la douce fragilité maternelle qui nourrit le propos.
Autre figure d’autorité à la voix profonde, la basse Jean Teitgen en Alvise Badoero, capitaine d’inquisition et mari de Laura, campe un rôle partagé entre puissance vocale et désir de vengeance. Véritable pion de cette psychose sociale, à la fois bourreau et victime, la voix oscille avec une très belle finesse, faite de graves longs et de notes marquées.
Face au casting très précis de la deuxième distribution, les ensembles sont portés par les chœurs de La Monnaie de façon monumentale (soixante chanteurs). Ils habitent littéralement la scène sous la direction avisée de Martino Faggiani, mais aussi de la douceur des chœurs d’enfants de La Monnaie.
Œuvre physique, osée et brutale, La Monnaie frappe encore fort avec sa Gioconda. La quête d’un nouvel esthétisme de l’opéra dans une vision audacieuse, plus performative, plus brutale, l’efficacité et la création par l’annihilation comme un pari. Le public bruxellois accueille essentiellement par des applaudissements en fin de spectacle les choix osés, la nudité, les danseurs aux chorégraphies très suggestives. Le coït mimé secoue les codes, à l'opéra et dans cette ville habituée à la danse contemporaine.