Les Invalides referment l'année Armistice dans la concorde musicale
Il s'agit du Concert de clôture de la présidence autrichienne du Conseil de l'Union européenne, un événement empli de symboles dans le choix des œuvres, des interprètes et du lieu. La Cathédrale Saint-Louis des Invalides abrite ce concert à quelques mètres du sarcophage de Napoléon Ier (grand adversaire de l'Autriche). Les instrumentistes sont élèves parmi deux grandes institutions, l'une française, l'autre autrichienne (le Conservatoire national Supérieur de Musique et de Danse de Paris et le Webern Symphonie Orchester de Vienne) mais ils sont évidemment mélangés parmi les pupitres et même dans le programme (leurs noms apparaissant tous à la suite, sans autre distinction que leurs instruments communs).
La première œuvre du programme est signée Lili Boulanger, compositrice française dont la vie et la carrière auront été tragiquement contemporaines de La Grande Guerre : Prix de Rome en 1913 (le plus prestigieux prix français de composition, qu'elle fut la première femme à remporter), signant ce Psaume 129 en plein milieu du conflit, pour mourir en 1918. La richesse des idées s'entremêlant de manière évidente dans une mélodie de timbre ne cesse de surprendre (et de visiblement fasciner le public). D'autant que les gestes amples et ronds du chef Patrick Davin encouragent la largeur et largesse des cuivres, les roulements de grosse caisse et les chœurs masculins épiques. L'acmé étant d'autant plus poignant qu'il s'agit d'un chœur féminin, angélique, séraphique (emplissant d'aise et de sérénité leur préparateur Lionnel Sow, les yeux clos derrière elles).
L'autre chef-d'œuvre du concert est Un requiem allemand de Brahms, créé en 1868 (soit deux années avant le grand conflit franco-prussien précédant le Première Guerre Mondiale). Il s'agit également d'une œuvre d'inspiration religieuse mais, comme le Psaume de Lili Boulanger, ce Requiem n'est pas prévu pour la liturgie. Œcuménique, il se fait un vecteur de concorde entre les peuples : pas de Dies irae (colère divine traditionnelle dans tout Requiem) pour cet opus que Brahms renommait Un Requiem humain. Selig (Bienheureux) est le premier mot de l'œuvre comme de son dernier mouvement. Le grondement des cuivres s'y fait toujours aussi ample, les timbales rebondies, les immenses crescendi de volume et de matière forment un raz-de-marée fugué mais culminant ici encore sur un chœur féminin onirique. Les jeunes phalanges orchestrales et le chœur maintiennent une concentration absolue (tout à fait professionnelle alors que l’orchestre est composé d'étudiants et le chœur d'amateurs). Mais l'application n'interdit pas l'implication et un certain sentiment de naturel dans la production du son. Les lignes d'archets précises et mesurées composent des phrases, tout comme l'articulation des paroles allemandes par le texte. La concorde règne dans les pupitres comme entre instruments et chœur qui parlent tous la même langue.
Le Psaume de Boulanger écrit pour baryton et orchestre ayant été donné ici dans sa version transcrite pour chœur et orchestre par Nadia Boulanger (sœur de Lili), Edwin Fardini fait entendre ses premières notes solistes dans Un requiem allemand. Il impressionne visiblement ceux qui sont encore ses camarades (le jeune chanteur est en dernière année au Conservatoire, bien qu'il fasse déjà carrière et il sera même présent dans le grand opus annuel produit au CNSM : en mars 2019, il s'agira de l'opéra composé par Joseph Haydn intitulé Il mondo della luna, mis en scène par Marc Paquien et dirigé par Tito Ceccherini). Il appuie intensément la note fondamentale et déploie une articulation expressive mais dont la couleur assourdit les harmoniques. Après Herr, Lehre doch Mich (Seigneur, apprends-moi), la voix se fait presque caverneuse pour sa seconde intervention Siehe, ich sage euch ein Geheimnis (Voici que je vous révèle un secret) en réponse aux puissants Tod (mort) du chœur.
L'identité même de la seconde soliste, la soprano Caroline Jestaedt, l'appelait à chanter pour ce concert : franco-allemande née à Bruxelles, perfectionnée à Berlin avant de rejoindre le Studio de l'Opéra national de Lyon. Sur un chœur toujours plus puissant et angélique, elle détache les notes sur lesquelles elle aime à s'installer, pose son chant très intensément et prestement vibré, tout en conservant de rondes harmoniques. Sa voix est pétrie d'intense ferveur et d'heureuse douceur, à l'image du programme et de son intention conciliatrice.
Alors que se referme ce concert, l'année musicale des Invalides et le centenaire de l'Armistice, puissent les paroles finales rester en hommage aux victimes et en mémoire, comme leurs harmonies restent à l'oreille et tournent dans la voûte de cette Cathédrale : "Bienheureux sont les morts [...] qu’ils se reposent de leur travail, car leurs œuvres les accompagnent."