L'Enfance du Christ de Berlioz au Théâtre des Champs-Élysées
Selon les termes de Berlioz, qui a lui-même écrit le livret, L'Enfance du Christ est une « trilogie sacrée », un opus en trois temps qui reprend quelques épisodes de la Bible, depuis le songe d’Hérode qui prédit l’événement, jusqu’à l’arrivée à Saïs de Marie, Joseph et de leur enfant. Plusieurs tableaux se succèdent dans une narration maillée d’ellipses, qui donnent à l’œuvre son mystère et sa force, avec un esprit de nuance mis en lumière par la direction d’Emmanuel Krivine. L’œuvre est ici interprétée de façon fluide, sans excès dans les passages dramatiques, comme si la partition racontait le déploiement d’une force tranquille. Les cordes dialoguent avec les flûtes, dans un dédale de modulations qui atteint son climax lorsque les flûtes traversières chantent en duo, accompagnées par la harpe. Le mysticisme voyage du basson aux cuivres, au gré des pizzicati (des cordes), sifflé par les vents. Dans un mouvement sans cesse changeant, en perpétuelle évolution, de douces arabesques s'animent par des énergies contraires, dont les accents seraient tantôt pré-wagnériens, tantôt néo-baroques.
La force de cette œuvre est notamment qu’elle donne la part belle aux chanteurs solistes qui ne sont à aucun moment menacés par un orchestre tonitruant ou un chœur tapageur. Parmi ces solistes, le ténor Bernard Richter ouvre l’œuvre avec un certain mordant, de sa voix ample et expressive. Il interprète tour à tour le récitant ou un centurion des armées romaines avec une grande implication. Son chant est à la fois rond et clair, sa diction de récitant est impeccable. L’autre grande force du plateau vocal est Nicolas Testé, qui joue les rôles d’Hérode, puis d’un père de famille. Semblant d'abord gêné comme si sa gorge le grattait, son chant s'épanouit progressivement, toujours fermement ancré, incisif, et remarquablement puissant. Sa voix, d’une beauté sombre, porte loin, et il sait déployer la juste grandeur d’Hérode, tout en exprimant la diversité d’idées et de sentiments dont le roi est habité. Il donne aux mélodies de Berlioz des airs de Lieder, avec un sens prononcé de la chanson, animant par là-même certains passages qui pourraient sinon paraître statiques.
Le duo formé par Stéphanie d’Oustrac et Edwin Crossley-Mercer qui interprètent ensemble Marie et Joseph est bien davantage en retrait. Avec sa voix élastique, une profondeur de chant et une aisance évidente face aux difficultés techniques, Stéphanie d’Oustrac est capable de rayonner, mais sans transcender son interprétation, sans la déployer vers le public et un chant lyrique (la partition lui offrant certes moins d’occasions de s’illustrer). Avec une voix couverte, tout du long ombragée par un nuage qui affaiblit son éclat et dont la puissance semble gênée, Edwin Crossley-Mercer est moins clair dans sa diction. Certaines scènes sont cependant touchantes, par exemple lorsqu’il interprète Joseph lors de sa rencontre avec Hérode.
À l’instar d’une bougie dont la lueur apaise, mais dont la flamme peut produire des éclats, le Chœur de Radio France accompagne ces solistes de façon subtile, avec des chants entremêlés, en apportant une discrète monumentalité à l’opus. Il s’illustre notamment dans les dernières mesures, où la musique ralentit progressivement, avec une sonorité tempérée ou feutrée, comme lorsqu'il entraîne la partition vers les astres ("qu'il grandisse, qu'il prospère") avec des airs aux refrains enivrants. Moins extravagante que certaines de ses partitions, cousue d’une matière joliment uniforme dans sa diversité sans cesse renouvelée, L’Enfance du Christ constitue, après la Symphonie fantastique, une belle porte d’entrée pour découvrir ou redécouvrir l’univers musical de Berlioz.