Rodelinda au Théâtre des Champs-Élysées : bel horizon, Bellorini
Avec la qualité purement musicale, l'enjeu essentiel d'un opéra en version de concert (notamment pour l'un de ces opus baroques enchaînant les entrées avec récits et arias pour chaque personnage à son tour, le tout dans une intrigue complexe -résumée ici) repose sur la qualité d'incarnation des interprètes qui doivent jouer sans décors ni costumes et parfois alignés derrière leurs pupitres. Nullement, ici : les artistes conservent leurs interactions, placements et déplacements scéniques, réconforts et confrontations (nul besoin d'épées, leurs voix et intentions suffisent pour ferrailler).
Jeanine de Bique entre ainsi dans son personnage de Rodelinda dès son premier pas sur scène. Chaque ligne émerge doucement d'un pianissimo cotonneux vers des trilles allègres et en conserve la rondeur en montant. Chaque note du registre est également placée et résonnante, dans l'aria comme le récitatif et même, effet très étonnant, bouche presque close ou grande ouverte. Le sommet de la soirée est atteint lors de son duo avec Tim Mead (la pureté de leurs timbres mêlés a cappella illustrant "Io t'abbraccio", je t'embrasse, je t'enlace), comme le prouve l'intensité du silence dans la salle avant une ovation déchaînée (les deux artistes sont même rappelés pour saluer à l'avant-scène alors que l'opus n'est pas terminé).
Son roi Bertarido, Tim Mead, entre d'emblée ému, pour un Lamento d'emblée poignant mais doux : la plainte sur sa propre pierre tombale. L'émotion rentrée amoindrit le caractère royal de ce personnage supposément déguisé en Hun (d'autant que le forte sature) mais le public y remédie sur le champ (d'honneur) en acclamations. Son ami et appui Unulfo est campé par l'autre contre-ténor, Paul-Antoine Bénos-Djian, très impliqué et au timbre davantage acéré (c'est pourtant lui qui recevra un malencontreux coup d'épée de Bertarido).
Le ténor Benjamin Hulett s'appuie sur un médium fourni qui monte vers des aigus très couverts, avec entrain (et un peu d'empressement : à l'image des gestes brusques qui marquent d'abord le jeu nerveux d'un corps arqué). Toutefois, il sait enfin baisser la garde, au moment le mieux choisi : lorsque son personnage de Grimoaldo abdique le trône et son amour. Si la voix est un peu retenue par-devers elle, la ligne jouit d'une italianité presque bel cantiste.
La mezzo Romina Basso ne se simplifie pas la tâche en multipliant les ornements dans la ligne déjà complexe d'Eduige, d'autant qu'elle est prise très rapidement. Toutefois, alors pourtant qu'elle ne faisait pas partie de la distribution mise en scène (comme Bénos-Djian), son implication scénique en mouvements rapides mais choisis et travaillés contribue à lui assurer les premiers applaudissements de la soirée. Toutefois, ce jeu s'appuie toujours sur la même intensité distante et ondulante, alors que son personnage doit énormément évoluer, se repentant de ses intrigues.
Enfin, la manière dont Andrea Mastroni (le sombre Garibaldo) baisse le menton en tendant la nuque laisse craindre qu'il n'engorge en appuyant artificiellement sa voix de basse, mais ses graves sont au contraire ronds et profonds. Son appui est certes un peu en-dehors pour accroître sa projection, mais son visage comme sa voix s’affûtent en lame de couteau à mesure qu'il descend jusqu'aux graves caverneux (recueillant les premiers bravos de la soirée). Méphistophélique, il transmet ses éclats à l'orchestre et conteste (avec jeu) le pouvoir de la cheffe, se tournant même vers elle et la fusillant du regard (bien entendu, elle ne se laisse pas impressionner : effet garanti).
La théâtralité est ainsi communément répandue sur scène, où siège Le Concert d’Astrée dirigé par Emmanuelle Haïm. Son premier geste -après le salut au public- consiste à repousser le siège devant son clavecin : la cheffe dirige debout, ne s'asseyant qu'à moitié le temps d'accompagner les récitatifs. Ses augustes mouvements guident les accents nobles de l'orchestre, qui s'assouplissent à la mesure des misères rencontrées par les personnages.
Dans un tel foisonnement de qualités et d'implication, le public ne tient nulle rigueur à la fatigue vocale qui se manifeste dans le dernier air de Rodelinda, Jeanine de Bique finissant à peine audible (certes après plus de 3 heures de concert). D'autant que l'énergie d'Emmanuelle Haïm, elle, est inépuisable et constante, à l'image de l'ultime chœur renforcé par deux cors naturels (et qui sera même repris en bis), à l'image du triomphe public.
Vidéo intégrale de cette production, mise en scène à Lille :