je crains que sous la terre, peu à peu, tout doucement, quelque feu ne se développe ; et que soudain, sans crier gare, ne survienne une éruption.

La Cenerentola (Cendrillon) de Rossini appartient à la catégorie "dramma giocoso" (drame joyeux), la terrible histoire de Cendrillon étant vivifiée par l'espoir d'un prince charmant et une musique virtuose. Dans les décors d'Éric Ruf, cette production met en relief le côté dramatique : le palais est une ruine ocre (couleur flamme avec des traces de brûlures) prise dans la cendre. Lorsque le mur à l'avant-scène se soulève, il n'ouvre que vers d'autres murs rouges et sombres dans un univers enfumé. Le prince charmant est blessé (boitant, il ne sauvera personne sur aucun fier destrier), Magnifico en peignoir et débardeur menace de fouetter les enfants, il ne cache pas ses amours tarifées à ses filles et il caresse même celles-ci en des endroits absolument interdits (la main glisse trop bas sous leurs ventres lorsqu'il prédit "Vous deviendrez les plus fécondes des reines").

Pourtant, les jeunes femmes réagissent à ces horreurs comme à des farces, avec grimaces et dédain : elles sont bien les deux belles-sœurs pestes et pimbêches, se crêpant le chignon et embrassant (littéralement) les pieds du valet qu'elles pensent prince. La mise en scène souhaite en effet conserver la partie giocoso et même buffa, inévitablement présente dans l'intrigue, le chant et la fosse. Les instruments exhalent ainsi la faconde rossinienne, certains effets rappellent même des bruitages de cartoon (rires moqueurs et grinçants, pas feutrés en pizzicato).

Le spectacle repose ainsi sur le personnage-pivot qu'est Don Magnifico : Paolo Bordogna campe d'abord un personnage détestable, allégé ensuite dans des sketchs (et par l'intrigue elle-même). Sa performance d'acteur et de chanteur y est aussi remarquée dans les deux registres, qu'il parvient même à mêler, passant d'un jeu malsain aux fourbes apartés à des arlequinades (avec son chapeau qui bouge tout seul). Sa voix est très liée (au point que la prosodie suave s'estompe un peu derrière l'orchestre) mais il anticipe l'articulation des vocalises virtuoses, détachées et placées. Cette performance est d'autant plus remarquable que Paolo Bordogna a été appelé en cours de production afin de remplacer Alessandro Corbelli (Paolo Bordogna connaît certes parfaitement le rôle qu'il interprète régulièrement, le mois dernier encore au Deutsche Oper am Rhein).

D'une mine candide, très crédible en jeune amoureuse Angelina, alias Cendrillon, alias Cenerentola, alias Marianne Crebassa articule clairement les échelles vocales, mais le liant est davantage dans la rondeur du timbre que dans l'articulation du phrasé. Continuant cette série qui marque sa prise de rôle (notre compte-rendu de la première), elle impressionne constamment par son grave amplement posé, à la chaleur souterraine comme la lave sous le volcan, mais elle perd certes en volume face à l'orchestre, au rythme croissant et aux ensembles. Le medium devient un peu râpeux mais les vocalises gagnent en liant et montent vers un bel aigu, placé. Dans un amusant retournement historique, elle attache à son pied le bracelet qui révélera finalement son identité au prince, alors que Gioachino Rossini et son librettiste Jacopo Ferretti avaient justement remplacé la célèbre pantoufle de Cendrillon par un bracelet car il paraissait inconvenant d'exiger d'une femme qu'elle montre son pied au public.

Lawrence Brownlee (Don Ramiro, Prince de Salerno) investit le plateau malgré son attelle. Il peut choisir à l'envi entre ses aigus finement soulevés ou bien couverts et appuyés, toujours ouverts. Les lignes amoureuses restent fort lyriques et sans effort, même lorsqu'elles balayent le registre et son sourire charmant contribue à faire scintiller ses harmoniques. Il manque cependant de colère, de violence (et globalement un peu de volume) pour dénoncer la famille cruelle de Cendrillon.

En Dandini, Florian Sempey domine d'emblée le plateau et la salle, dès son entrée dans une tenue à ce point classieuse qu'elle frise la caricature méditerranéenne (costumes d'Olivier Bériot), d'autant qu'il inspecte la rangée de femmes en robes de mariée, promptement chassées par les fusils des deux sœurs (ainsi, la robe de mariée, la seule touche blanche de cet univers sombre est celle d'un espoir moqué). Sempey a son personnage dans la peau, il parcourt la scène comme pour effectuer un tour de piste avec des gestes, volte-face et une chorégraphie disco. Il sait toutefois redevenir sérieux, dans cet univers grave, pour défendre Cendrillon contre son père adoptif. Vocalement impressionnant dans un volume emplissant tout l'espace, il domine les ensembles, mais il le fait par générosité et sait aussi amoindrir ses entrées pour ne pas empiéter sur ses collègues. Agile et doux lors des transitions, il est aussi investi et plein de faconde dans les récits qu'appliqué dans le tempo Presto.

La Clorinda de Chiara Skerath domine les ensembles côté féminin, en sachant pleinement appuyer sa note sur l'instrument qui la double depuis la fosse, d'autant que son jeu si délicat fait progressivement rayonner une sœur princière poupée. Le portrait bouffe de sa comparse Isabelle Druet en Tisbe n'en est pas moins réjouissant avec force grimaces, composant un personnage typique et une voix délicieusement aigrelette. Enfin, Adam Plachetka déploie les graves amples et sûrs du tuteur et philosophe Alidoro. S'il se campe sur un pied en avant pour asseoir sa ligne, la voix est ainsi brave, riche et fort lyrique.

Les instrumentistes de l'Orchestre de l’Opéra national de Paris distillent gammes et batteries sautillantes, crescendo et accelerando dans un sourire délicat impulsé par le chef Evelino Pidò, visiblement apprécié de ses musiciens (qui l'applaudissent lorsqu'il salue sur scène à la fin de la soirée). Empli de fougue, de fureur même dans les accents pour mieux assouplir sa baguette dans le legato et même la poser pour mener la fosse avec naturel, Pidò mime les caractères des solistes vocaux pour inspirer (en amusant) sa phalange. Les Choeurs (dans leurs costumes coupés typiques du lieu et de l'époque) se posent sur les accords par des tutti sonores.

Cendrillon passe de sa tenue de souillon à la robe rouge du bal puis à la robe blanche de mariée. Un mariage dans la cendre, du charbon noir tachant les replis de la tenue immaculée : une métaphore du dramma giocoso.