"On aborda dans Buenos-Ayres…" : fabuleux Candide pop-art au Teatro Coliseo
Le
public venu voir et entendre le Candide
de
Bernstein au Teatro Coliseo de Buenos Aires est plongé dans les
années 50-60, époque strictement contemporaine de la composition et
des premières représentations de Candide
à Boston puis à Broadway en 1956. Si
le patient travail de reconstruction des Argentins Pablo Druker et
Rubén Szuchmacher
(respectivement chef d’orchestre et metteur en scène) s’appuie
sur la version dite « écossaise » produite à Glasgow en
1989, ces deux maîtres d’œuvre remanient avec cette reprise
les
multiples versions de la genèse (complexe) de Candide.
Le seul élément
scénique étranger
à
cette période de l’après-guerre
demeure ici le personnage de Voltaire qui reste représenté sous les
traits (vêtements et perruque) du philosophe des Lumières qu’on
lui connaît.
De lumières, il sera surtout question sur scène de celles réglées habilement par Gonzalo Córdova pour apprécier l’univers coloré et pointilliste du pop-art qui défile sous les yeux du public. Les références aux œuvres de Roy Lichtenstein et aux comics sont omniprésentes, telles ces onomatopées projetées (« Boum! Bang! Zap! Pow! ») lors de la fameuse bataille opposant les deux armées qui ravagent la Westphalie. Les scènes se succèdent accompagnées par un subtil jeu de contrastes et de couleurs qui renforce la sobriété et le minimalisme des décors 60’s et de costumes d’époque conçus par Jorge Ferrari. Ainsi, l’étonnante chaleur lascive qui entoure les habitant(e)s d’un Eldorado-Saint-Tropez vêtus de maillots de bains jaunes-orangés frappe-t-elle les esprits de ceux qui découvrent la douce harmonie et la quiétude de ce tableau. Également mémorable, l’épisode parisien et ce canapé rose sur un superbe fond rose d’où la pin-up Cunégonde entame son fameux numéro « Glitter and be gay / That’s the part I play » (« Être brillante et joyeuse / C’est le morceau que je chante »). Ses vocalises sont brillantes, la joie étant l’apanage du spectateur. La voix est limpide, d’une pureté virginale, agile et jamais contrainte, tandis que la sobriété du décor place le public dans une relation d’intimité avec la soprano qui se lève et se délecte de façon érotique de « cette rivière de diamants » (« that diamond necklace ») qu’elle porte.
Les personnages féminins sont particulièrement à la fête, souvent mis à l’honneur par les audacieuses chorégraphies de Marina Svartzman qui oscillent entre numéros de cabaret à l’américaine et revues parisiennes. Si l’assistance rit volontiers aux audaces coquines et ingénues de Paquette interprétée avec malice par Rocío Arbizu, Oriana Favaro (Cunégonde) et Eugenia Fuente (dans le rôle de la Vieille dame) justifient à elles seules une bonne partie du succès du spectacle. La mezzo-soprano Eugenia Fuente, d’une fraîcheur déconcertante (contrairement à la vieille du conte de Voltaire et du livret), s’assure des applaudissements fort nourris après être rentrée dans la peau de la Belle de Cadix. Sa dextérité vocale, l’assurance de ses déhanchés sur ces rythmes espagnols syncopés, profitent grandement au comique du personnage et enthousiasment le public. Il convient de signaler la précision conjointe de l’orchestre et des danseurs : la remarquable aptitude physique d’Eugenia Fuente est en symbiose avec celle des quatre danseurs qui l’accompagnent à la fin du premier acte et qui, eux-mêmes, calquent avec humour leurs mouvements sur les rythmes des percussions de l’orchestre.
Les hommes sur le devant de la scène ne sont pas en reste. Il faut l’énergie, le savoir-faire théâtral et la belle voix de baryton d’Héctor Guedes pour assumer le triple rôle de Voltaire, Pangloss et Martin. Si le conteur Voltaire est ponctuellement confronté à des problèmes de sonorisation, les parties chantées de Pangloss sont toujours alertes et piquantes, et le public sourit lorsqu’à la fin du deuxième acte, Martin s’empare de son balais comme d’un micro en guise de revanche sur un Voltaire peu chanceux avec la technique. Pablo Urban use de ressorts comiques notables, notamment par la gestuelle, et partage son plaisir à interpréter les rôles de trois scélérats que sont le gouverneur de Buenos Aires, Vanderdendur et Ragotski, tandis que Mariano Gladic incarne Maximilian comme il se doit : un premier de la classe bien docile et souvent ridicule.
Santiago Martínez campe un Candide plus vrai que nature, le geste volontairement maladroit, la mimique juste sans être jamais caricaturale. Le ténor fait preuve d’une détermination sans faille en guise de seule réponse à l’ingénuité du personnage éponyme. Sa voix découvre progressivement toute la beauté de son timbre, sa jeunesse, ainsi que la sincérité de ses élans langoureux lors de ses derniers échanges avec Cunégonde avant que l’ensemble des chanteurs et le chœur, dirigé par Hernán Sánchez Arteaga, ne le rejoignent pour annoncer la célèbre morale de cette fable (« Make our garden grow », « Il faut cultiver notre jardin »). Ce final, par son ampleur et son unité, attire les ovations d’un public conquis.