Samson et Dalila à Monte Carlo font vibrer les colonnes du Forum Grimaldi
Cette nouvelle production de l'Opéra de Monte-Carlo, en coproduction avec les Chorégies d’Orange (pour l’antique) et l’Opéra de Shanghai (pour l’oriental), confie à l’équipe scénique de Jean-Louis Grinda, la délicate tâche de mettre en scène cette œuvre hybride, biblique et fascinée par la figure de la femme orientale. La scénographie et la réalisation des costumes sont confiées à l’artiste plasticien Agostino Arrivabene. Il puise ses références dans son propre travail pictural (travail alchimique des matières et des pigments, néo-symbolisme), l’onirisme monochrome et vaporeux de la scène dans celui des maîtres baroques du Nord (Cranach l’Ancien, Van Dyck, Rembrandt).
Les costumes et décors (voilages, casques, cuirasses) antiquisants opposent la froideur des philistins à la chaleur enveloppante des étoffes hébraïques. Le décor se veut léger, ses changements se font rapides. Seule la statue colossale de Kouros, l’idole païenne Dagon, pèse sur la scène, montrée dans sa partie inférieure, animale et obscène. Même l’écroulement final est confié aux effets spéciaux de lumière, hors-cadre, comme pour faire oublier toute matière et mécanique scéniques. L’idée vise à ne pas interrompre le flux de la partition de Saint-Saëns, cette lente montée du désir et du drame s’achevant, dans les cinq dernières minutes de l’œuvre, sur l’effondrement effrayant de tout un monde.

Après le péplum, la Chorégraphie d’Eugénie Andrin et d’une troupe mixte d’une vingtaine de danseurs du Ballet de l’Opéra de Shanghai, rappellent le film The Shanghai Gesture de Sternberg. La sensualité orientalisante est certes présente et appréciée du public, le traitement organique et contemporain des corps l’est un peu moins : corps-zombie, gesticulation hyper-réglée d’hommes-machine, et autre gestuelle de poupée.
Dans cette œuvre et cette distribution, ce sont les voix qui ont du corps. La mezzo Anita Rachvelishvili donne ainsi vie à Dalila, par son chant et par son jeu complets, en rondeur et acuité. La ligne de chant, caméléon, intègre une immense palette de nuances antagonistes, ondulantes, insaisissables (Printemps qui commence, Mon cœur s’ouvre à ta voix). Capiteuse, amoureuse, généreuse, voluptueuse, mais aussi vénéneuse, sinueuse et furieuse.

En regard d’une telle chanteuse, le Samson du ténor Aleksandrs Antonenko pose, comme dans cette histoire, la question de sa force. La projection vocale y répond bien mieux que le timbre et la ligne semble subir les épreuves psychologiques du personnage, détimbrer et forcer progressivement, au point de faire craindre la succession, pourtant sincère et émouvante, des Dalila, Dalila, je t’aime du long duo de l’acte II. Les voyelles, trop chantantes, appellent la lecture des surtitres.
Le Grand Prêtre de Dagon du baryton André Heyboer a le vibrato rocailleux de son personnage courroucé et corrompu (Maudite à jamais soit la race). Le timbre, tantôt charbonneux, tantôt métallique, absorbe, en manipulateur efficace, celui de Dalila, même si, en tant qu’instrument politique, la conduite du chant se montre bien plus monolithique que sa partenaire. Le « Gloire à Dagon », chanté en canon à l’octave avec Dalila est leur rencontre la plus cohérente.
Le baryton Julien Véronèse interprète le rôle éclair du Satrape de Gaza Abimélech. Le rôle est périlleux, devant tout donner, immédiatement, au début du premier acte, en parvenant à s’imposer visuellement et vocalement, sans possibilité de construire le personnage dans la trame de l’intrigue. Le chanteur puise dans les ressources de l’autorité : projection, assurance, legato et longueur de souffle.

Nicolas Courjal est grimé pour incarner le vieillard hébreux. La voix de basse est résonnante, ample, timbrée. Elle atteint sans effort apparent les tréfonds de la tessiture. Le vibrato sait implorer avec dignité. Chaque mot reçoit son accentuation propre et naturelle, rompant avec le ton droit et sentencieux des rôles graves de la partition. Enfin, les trois philistins du premier acte sont rapidement chantés par le ténor Frédéric Diquero, à la voix claire et épanouie, Marc Larcher et Frédéric Caton.
Des profondeurs de la fosse, la direction musicale de Kazuki Yamada, à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, adopte une gestique claire, précise, aux rebonds pneumatiques et ronds. Il s’emploie à équilibrer l’harmonie et la forme, comme le lyrisme et l’emphase de la partition. L’instrumentation serrée est assurée par les différents pupitres : violons en sourdine, saisissantes pédales (notes tenues) des contrebasses, suavité et bouillonnement des bois, acuité des cuivres et des percussions, notamment.

Le Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo, préparé par Stefano Visconti, est un acteur central de l’opéra-oratorio. Scéniquement, ses mouvements collectifs, à la fois chaotiques et millimétrés, animent les fresques monumentales. Son chant semble sourdre des savantes textures d’orchestre, tantôt puissant et compact, tantôt évanescent et flouté, toujours équilibré et tout particulièrement dans le Lamento infini au lever de rideau, comme l’invite printanière des philistines.
Au final, l’auditoire accueille la proposition musicale et scénique avec un intérêt palpable pour ses différentes dimensions, mais avec une tendresse particulière pour Dalila, l’enfant-figurant et le ballet.