Donnerstag aus Licht à l'Opéra Comique : ambitieuse, innovante et baroque
Créé en 1981 à La Scala de Milan, cet opéra est la fresque d'une vie, celle de Michaël, élevé par une mère fragile et un père soldatesque, qui découvre la musique lorsqu'il tombe amoureux d’une femme-oiseau, Mondeva. Ses parents morts, une fois intégré le conservatoire, il part en voyage autour de la Terre. Lorsqu’il rentre au pays, il rencontre Eva, mais la fête est interrompue par l’ange déchu Lucifer, l'occasion d'une réflexion philosophique sur l'âge d'homme et la condition humaine.
Donnerstag aus licht rappelle au public l’ambition totalisante de l’opéra en tant que genre artistique, et dépasse même ce cadre coutumier. L’atmosphère acoustique se construit dès avant le lever de rideau, avec des notes entremêlées en fond sonore, entrecoupées de bulles mécaniques, et se poursuivra après les applaudissements sur le parvis, à la sortie du théâtre, comme si le bâtiment était l'instrument que les spectateurs avaient jusque là écouté. Dans ce tout, le premier acte met l’accent sur le théâtre. L'enfance de Michaël est dépeinte de façon accélérée, avec une succession de scènes marquantes, comme la chasse au chevreuil avec le père, soit la première expérience de la mort pour le jeune Michaël. Difficile de parler de beauté dans cette première partie, il s’agit d’autre chose : d'une expérience sonore et visuelle d’une grande intensité, où le son d’un trombone qui gratte succède aux ronflements d’une chanteuse, tandis que se développent des clapotis numériques. Dans ce magma musical, le ténor Damien Bigourdan / Michaël s'illustre surtout par sa vivacité. Très endurant dans ce rôle exigeant, il déploie son timbre agréable, notamment lors de sa sérénade avec Mondeva. La soprano Léa Trommenschlager / Eva joue de façon saisissante, notamment d'une voix perçante, non dépourvue de charme.
Des vidéos sur un triptyque d’écrans complètent le dispositif : un enfant noircit des pages de musique, plus tard des oiseaux volent le long des portées. Le premier acte, rugueux, âpre, gagne en beauté lorsqu’il se mue en souvenir à la fin de l'oeuvre. L’apparition de Mondeva, mi-femme mi-oiseau, éclaire sur la double ascendance de Michaël : Papageno dans La Flûte enchantée de Mozart, et Siegfried dans l’opéra éponyme de Wagner. La mise en scène souligne la première filiation, avec le costume bardé de plumes, tandis que la deuxième devient évidente dans les scènes de sérénade avec les roucoulements du cor de basset, au son agréablement original, avec une dose évidente de parodie (Michaël appelle Mondeva une « volaille musico-lunaire »).
Le deuxième acte, lui, est essentiellement instrumental. Un orchestre composite, disposé en cercle sur plusieurs niveaux, interprète avec fluidité le voyage autour de la Terre du héros. Le jeu acoustique se développe à mesure que le volume sonore gonfle, relayé par les micros et les amplificateurs disposés dans la salle. Le son surgit de partout, dès les premiers appels cuivrés qui imitent la sirène d’un paquebot. Michaël est ici incarné par la trompette agile d’Henri Deléger, qui dispose de six sourdines, comme autant de cartouches pour moduler le son de son instrument. Karlheinz Stockhausen mène une exploration musicale, où la trompette souffle, siffle, chante et pète.
La conduite de Maxime Pascal, complexifiée par la dispersion des troupes dans la salle, est expressive, si ce n'est grandiloquente, mais il maîtrise ses forces avec précision et insuffle un vrai élan à l’orchestre. Parmi les escales de ce voyage de mélodie en mélopée, on retiendra l’arrivée à New York, entre jazz et klaxons, les couleurs des vents à Bali, mais surtout l’étonnante confrontation en Afrique centrale entre la trompette et un tuba menaçant. La musique devient de plus en plus suave, et un sentiment de suspense se développe.
Au troisième acte, Michaël et Eva sont incarnés par une trilogie artistique : chaque personnage est à la fois un chanteur, un danseur et un instrumentiste, signe que chaque personnage dispose de ces trois facettes. Cet acte est ainsi le plus « opératique » de tous, fruit du désir d'englober l'ensemble des domaines artistiques et d'embarquer le public dans une expérience sensorielle vertigineuse. La scène devient très dense et le volume sonore explose lorsque des chœurs s’éparpillent sur les balcons. Surtout, la mise en scène, le jeu des projecteurs et les mélodies élancées donnent des accents d’oratorio à l'opéra.
Les chanteurs ont enfin plus d’espace pour s’épancher : les interventions d'Élise Chauvin / Eva sont saisissantes. Dotée d'un timbre chaud et d’un souffle intense, elle arpente avec aisance le registre aigu du rôle. Par moments, le spectateur ne sait plus où tourner le regard, tant il est assailli de toutes parts. Les belles voix viennent clore le spectacle. Le baryton Damien Pass, déjà remarquable au premier acte dans le rôle du père, chante maintenant Lucifer, avec un savant dosage de lyrisme et d’humour. Michaël est interprété au troisième acte par Safir Behloul qui, dans un émouvant dialogue avec les deux autres figures, revient sur la condition humaine. Sa voix expressive, puissante, est le juste aboutissement de cette épopée sensorielle. Une volupté mystique envoûte le public, tandis que des formes géométriques apparaissent sur l’écran-triptyque, puis des rayons laser et un soleil en ébullition sur le tambour juché au fond de la salle. Une ampleur mythologique se fait ici jour et la violence éclate une dernière fois avec le combat simultané du trombone/Lucifer contre la trompette/Michaël et deux danseurs embarqués dans une lutte exubérante aux allures de capoeira, pour ce qui est l'une des œuvres les plus ambitieuses, baroques et innovantes du XXème siècle.