À Versailles, une Damnation de Faust menée par un trio vocal d’enfer
Après deux représentations données en septembre à Linz et Bonn, François-Xavier Roth propose sa lecture de La Damnation de Faust au public versaillais avec les forces de son orchestre Les Siècles et la participation du Chœur Marguerite Louise (dirigé par son fondateur Gaétan Jarry). Les tempi retenus par le chef surprennent par leur lenteur, surtout dans les deux premières parties, ce qui offre une lecture plus analytique que dramatique : ainsi, l’étagement des différents plans sonores dans la splendide première scène de l’acte I est-il rendu avec une grande clarté, et le ballet des sylphes est-il exécuté avec une infinie délicatesse permettant d’entendre maints détails, tel le jeu ciselé des harpes, finement mis en valeur. La contrepartie est une tension dramatique relativement faible (du moins dans les deux premières parties de l’œuvre, lesquelles au demeurant, en sont quelque peu dépourvues) mais aussi une dynamique un peu limitée (le double chœur de soldats et d’étudiants qui clôt la seconde partie n’a pas tout à fait son éclat habituel). La même retenue, la même lenteur (par exemple dans les mélismes des cordes qui suivent l’air de Faust « Merci, doux crépuscule ») se retrouvent dans les deux dernières parties de l’œuvre (la romance de Marguerite peine à trouver son envol dans la strophe finale) mais dans une moindre mesure cependant, le dramatisme inhérent à certaines pages (l’interruption brutale du duo d’amour, la course à l’abîme) étant parfaitement rendu.

Le Chœur Marguerite Louise, plus familier du répertoire baroque que de celui du XIXe siècle naissant, témoigne d’une belle implication, d’une précision et d’une musicalité irréprochables. Les pupitres masculins notamment font preuve d’une diction claire et soignée, tandis que les pupitres féminins font entendre de belles sonorités rondes et homogènes, en particulier dans l’apothéose finale d’une grande beauté, avec l’intervention remarquée d’une choriste pour les quatre derniers « Margarita », émis d’une voix douce, chaleureuse et bien posée.
Thibault de Damas, qui chantera Bartholo dans le Barbier à Bordeaux en février prochain, offre une belle interprétation de la chanson du Rat, en réussissant l’exploit de rester compréhensible, ce qui n’est guère évident dans cette page aux rythmes heurtés et aux incessantes modulations.

Mathias Vidal, familier du répertoire baroque ou de rôles plutôt légers (Piquillo dans La Périchole, Pedrillo dans L’Enlèvement au Sérail), remplace Bryan Register dans le rôle de Faust. Très intelligemment, le ténor propose un portrait original du héros. Certes, l’aigu forte est moins brillant que chez d’autres titulaires du rôle, et le chanteur rencontre ses limites dans les dernières phrases de l’Invocation à la nature. Mais la qualité de la projection (qui le rend constamment audible), le panel de nuances déployé (magnifique « Que j’aime ce silence » au début de la troisième partie), l’attention constante aux mots en font un Faust poète, amoureux, fragile, et donc attachant.
La triomphale série de représentations des Troyens à Vienne à peine achevée (nous y étions), Anna Caterina Antonacci enchaîne avec un autre rôle berliozien qui lui convient à merveille. Certes l’aigu est parfois un peu rebelle (celui concluant la Romance est juste esquissé), mais sa Marguerite est belle et bouleversante : les quelques mots de son entrée captent immédiatement l’attention du public, qui écoute religieusement une Ballade du Roi de Thulé détaillée avec une intense poésie (notamment la troisième strophe chantée pianissimo d’une voix blanche). Quant à la fameuse Romance de la quatrième partie, elle est habitée : la chanteuse pare tel ou tel mot d’une précieuse dose de poésie ou d’émotion, son art devenant ainsi non plus seulement musical, mais poétique, au sens large du terme.
Enfin, comme dans le Faust de Gounod, c’est Satan qui conduit le bal ! Nicolas Courjal, dont la voix pleine et dense fait merveille dans le rôle de Méphisto, impose une présence remarquable – y compris physique, dans cette version pourtant concertante. Le chanteur use de ses moyens, énormes, avec goût et discernement, ne cherchant jamais l’histrionisme ni le décibel pour le décibel. Sa technique lui permet aussi bien de terrifiantes explosions (son « Je suis vainqueur » final !) qu’un superbe chant legato et nuancé dans un « Voici des roses » admirablement phrasé. Acteur remarquable, il sait faire passer le cynisme, l’hypocrisie, la brutalité, le persiflage, l’insinuation dans un simple regard, dans le changement subit de la couleur vocale, dans la mise en relief d’une syllabe.
La soirée, belle démonstration de l'art du chant français, se solde par un triomphe.