Les voyages poétiques de Marie-Nicole Lemieux font chavirer la Criée
Pour sa série de représentations qui l’emmenait de Genève à Montpellier en passant, pour la première fois, par Marseille et son théâtre de la Criée, Marie-Nicole Lemieux souhaitait confronter deux monuments de la poésie occidentale : Goethe dans la première partie, puis Baudelaire. De nombreux thèmes communs viennent rapprocher les deux univers : le thème du voyage impossible, l’amour malheureux, la sensualité jusque dans le texte même. Pour ce récital de mélodies et de Lieder, le texte est justement mis en avant et surtitré en allemand et en français, une excellente initiative pour impliquer le spectateur émotionnellement dans chaque poème.
Sorte de fil rouge du concert, le Lied « Kennst du das Land » (Connais-tu le pays ?) ouvre le programme dans sa version par Robert Schumann. Il donne d’emblée le ton de la soirée : Marie-Nicole Lemieux s’y montre très à l’aise et il est impossible pour le spectateur de ne pas ressentir son très fort investissement émotionnel dans chaque vers. Dans l’évocation du voyage impossible, la voix est toute en délicatesse, puis le timbre éclate et les traits de son visage se tendent lors des « Dahin! Dahin! » d’une grande force dramatique.
Le temps d’aimablement houspiller les spectateurs arrivés en retard, la contralto enchaîne sur le Lied der Suleika de Schumann toujours, où elle exprime beaucoup de plaisir, de malice mais également de douceur. Par la suite, les apartés se multiplient avec le public, pour retenir des applaudissements mal placés ou évoquer le programme. La fantaisie simple de la chanteuse et la proximité qu’elle sait naturellement créer contribuent beaucoup au charme de la soirée.
Après Schumann, Marie-Nicole Lemieux interprète trois Lieder de Schubert. Ses graves généreux sur Der Musensohn viennent rappeler les formidables possibilités de sa tessiture. Sur le plus célèbre Gretchen am Spinnrade (Marguerite au Rouet, adapté de Faust), un morceau initialement écrit pour soprano, elle fait montre de beaux crescendi dans les aigus, mais doit un peu forcer : de fait, la chanteuse toussote presque entre chaque Lied. Le programme se poursuit avec deux Lieder contrastés de Beethoven : Wonne der Wehmut (Délices de la mélancolie), sur l’amour malheureux et Die Trommel gerühret (On bat le tambour) avec son rythme militaire, où se ressent de l’ironie tant dans la voix que sur le visage de l’artiste lorsqu’elle évoque son désir d’être un homme.
La contralto québécoise tenait à inclure Fanny Mendelssohn et son œuvre, plus rarement donnée, dans son programme : à la mélancolie du Harfners Lied succède le célèbre poème Über allen Gipfeln ist Ruh (la Paix règne sur tous les Sommets), très court mais où la voix si pure, presque baroque de Marie-Nicole Lemieux s’élève, légère. L’un des grands moments de la soirée. La première partie du récital s’achève sur trois beaux Lieder d’Hugo Wolf, dont une reprise du "Kennst du das Land" plus méditatif et sombre que sa mise en musique par Schumann et où la voix de Marie-Nicole Lemieux, forte en vibrato, s’adapte à merveille aux évolutions thématiques du texte.
De retour de l’entracte, quelques décennies ont passé, l’univers musical a complètement changé et le récital reprend avec le célèbre Albatros mis en musique par Ernest Chausson et amputé de son premier tercet. La pause a fait du bien à la chanteuse qui brille autant dans les graves que dans les aigus. L’accord entre musique et poésie, toutefois, est moins profond que sur la plupart des Lieder de Goethe. Peut-être la force évocatrice de la musique est-elle plus difficile à trouver sur des poèmes aussi connus et entrés dans l’inconscient collectif que celui-ci.
Les mélodies suivantes s’avèrent plus à propos : un très beau Chant d’Automne de saison, Les Hiboux par Déodat de Séverac, où le touché du pianiste Roger Vignoles retranscrit à merveille la sombre majesté des hululements, puis un bel Hymne de Gabriel Fauré, où la voix de Marie-Nicole Lemieux gagne en aisance.
La fin du programme laisse découvrir des œuvres plus profondes et introspectives : d’abord La Mort des Amants et ses intéressants contrastes, où la chanteuse redouble de sensibilité, puis elle poursuit avec deux mélodies de Debussy, Le Jet d’Eau au propos ouvertement sensuel et Recueillement, plus méditatif. Le timbre versatile de la chanteuse s’adapte toujours, avec une facilité virtuose. Enfin, les deux œuvres de Duparc, L’Invitation au Voyage et La Vie Antérieure évoquent les voyages impossibles dans des pays de cocagne, comme un écho au Lied d’ouverture « Kennst du das Land », et permettent d’entendre une Marie-Nicole Lemieux au zénith, qui vit son texte sur scène et joue sur son timbre pour mieux mettre en valeur chacune des aspérités du verbe de Baudelaire. Comme toujours, le piano de Roger Vignoles se montre très à l’écoute et subtil dans l’exécution des codas (phrases conclusives).
Après des applaudissements nourris et mérités, et toujours dans la bonne humeur, la contralto canadienne propose deux bis : d’abord le sympathique et sautillant Heidenröslein mis en musique par Schubert et qui rappelle l’air de Papageno dans La Flûte Enchantée, puis en toute logique l’air de mezzo Connais-tu le pays issu de Mignon d’Ambroise Thomas, trait d’union final du programme entre le monde de Goethe et la poésie française. Marie-Nicole Lemieux fait preuve d’une grande profondeur dans les couplets, puis d’une légèreté lyrique virtuose dans le refrain « C’est là que je voudrais vivre » pour achever ce beau récital en apothéose.