Porpora contre Haendel : l’Île de Ré à feu et à cendres
Structuré comme un duel, le programme alterne des airs de Nicolò Porpora (1686-1768) et de Georg Friedrich Haendel (1685-1759), écrits pour les castrats à l’époque où la virtuosité faisait leur gloire. Porpora versus Haendel : le duel se déroule sur le terrain de l’opéra italien. Les armes en sont la fureur, le tremblement, l’effroi, sur fond de tempête et de ténèbres, mais aussi le chagrin, la souffrance, le martyre, parfois éclairés de quelques lueurs d’espoir ou de joie. C’est une musique violente, presque terrifiante, qui emporte tout sur son passage et qui exige une interprétation exaltante, comme celle de la flamboyante mezzo, Vivica Genaux.
Durant tout le concert, l'interprète originaire d'Alaska frappe par sa joie de chanter et le contact brûlant qu’elle entretient avec le public comme avec les musiciens. Ses graves poitrinés à l’italienne imitent peut-être les graves masculins que devaient conserver les castrats. Ses envolées vers les aigus, délicats ou étincelants, l’exploration virtuose de tout l’ambitus, le rythme endiablé de ses mélismes et fioritures, l’autorité de son attaque, mais aussi son engagement inébranlable, tant dramatique que musical, tiennent le public en haleine. Un des sommets de cette maîtrise est atteint dans "Venti, turbini, prestate" de Rinaldo où la mezzo est doublée à une vitesse vertigineuse par le basson, qu’elle remerciera d’un sourire complice. Les risques pris par Vivica Genaux soulèvent une excitation palpable, faisant craindre un accident, qui bien sûr n’arrivera pas. Dans le magnifique air "Cara Sposa" tiré du même opus, elle surprend par ses choix d’ornements. Dans cette aria da capo (de forme A B A’ avec reprise ornée du premier thème), Vivica Genaux ne choisit pas des ornements de virtuose pour le da capo, mais plutôt des jeux harmoniques. Pour un effet dramatique, elle commence cette reprise face à l’orchestre en dissonance distendue avec les musiciens, dissonance qu'elle file, fascinante et très émouvante en se retournant lentement vers le public.
Contre ces opus de Haendel, la balance commence ensuite à pencher pour Nicolò Porpora, avec "Vanne nel vicin tiempo" (Allez au temple voisin), d’Il martirio di San Giovanni Nepomuceno. Cet air pétille de mélismes si -exagérément- longs et rapides qu’ils en deviennent ludiques, et la chanteuse transmet une jouissance hilare qui gagne toute la salle. Porpora tente de saisir le dessus avec un autre air ludique de Semiramide, regina dell'Assiria "Come nave in ria tempesta" (comme un navire dans une tempête cruelle) très mouvementé et imaginatif sur des marches harmoniques saccadées. Le jeu entre la chanteuse et Thibault Noally (Directeur et premier violon) est fascinant à observer, ils se relaient dans les intentions sur des tempi endiablés.
Deux intermèdes instrumentaux inspirent ce récital incandescent. Le Concerto pour violon et orchestre de Haendel est très enlevé, mais c’est le trop bref deuxième mouvement qui frappe l’auditoire. Très lent, presque chancelant, et comme glissant à travers la dissonance, il est délivré avec émotion par Les Musiciens du Louvre sous la direction vigilante et énergique du violoniste Thibault Noally. La Fuga e grave pour cordes et continuo, de Johann Adolph Hasse, est un choix particulièrement heureux, sans doute inspiré par la cantatrice elle-même, qui aime particulièrement ce compositeur. Dans ce torrent de virtuosité italienne, il insère un beau moment de rigueur germanique, comme un écho du grand Bach.
Historiquement, Haendel triomphe de Porpora, mais dans l’église de Saint-Martin-de-Ré, Haendel et Porpora semblent alternativement faire la course en tête. Sur le programme, Haendel a le dernier mot, mais Vivica Genaux choisit Porpora pour bis avec "Come nave in mezzo all’onde" de l’opéra Siface.
Si le spectateur espérait que ce bis, comme une séance de prolongations, départagerait les deux musiciens, c'est en réalité la musique torrentielle et passionnée qui triomphe, pour un public subjugué, comme le prouve le long silence avant les applaudissements, et la standing ovation finale.