La Traviata à Bastille : Alagna & Kurzak Dieux de l'Olympia
La mise en scène de Benoît Jacquot revient pour sa 49ème représentation à Bastille, seulement quatre années après sa création (elle sera remplacée en septembre 2019 par une nouvelle production signée Simon Stone, mais donnée au Palais Garnier). Pour mettre en scène La Traviata, le cinéaste a tout de suite pensé à l'Olympia de Manet, c'est donc littéralement sous le regard du tableau trônant au-dessus de l'immense lit que se déroule le premier acte (le tableau revient au dernier acte, mais retourné : condamné comme Violetta, qui a délaissé la couche luxueuse pour un lit d'hôpital). Les deux personnages peints ont leur équivalent sur scène : Annina (incarnée par la très attentive Cornelia Oncioiu), maquillée en face noire pour ressembler à l'esclave d'Olympia, et Traviata, qui ne va toutefois pas jusqu'à se dénuder. Le plateau est lui-même comme un tableau sur fond noir avec quelques éléments symboliques éclairés représentant la fête, la coquetterie, la luxure, la déchéance et le sacrifice suicidaire (les deux parties du deuxième acte se déroulent respectivement au pied de l'immense arbre à Jardin et de l'aussi grand escalier à Cour : décors signés Sylvain Chauvelot).
Morte, je t'aimerai encore
La complicité du couple vedette à la ville comme à la scène est évidente et mise au service de cette histoire d'amour (leur baiser est d'autant plus réaliste, même s'il intervient ici bien tôt). Aleksandra Kurzak offre au texte de limpides illustrations vocales, y compris dans ses oxymores : le "Croce" (supplice) très doux, "misterioso" piqué subito pianissimo, "sorriso" (sourire) dans un filin de voix, "tutto finì" immensément long (et applaudi). L'ampleur vocale est à la mesure du personnage (et de la salle) avec en outre un aigu très coloré qu'elle fait reluire par-dessus la note pour ressortir dans les ensembles et passer la fosse. Le grave est couvert par les cuivres mais la soprano sait aussi décrocher vers le bas de la tessiture dans une parole expressive (bouleversante lorsqu'Alfredo la rejoint finalement). L'émotion va croissante, malgré les imprécisions d'une justesse qui change au fil des intervalles répétés et dans les notes intermédiaires des roucoulades.
Son Alfredo, son Roberto a certes le timbre trop pincé et le vibrato trop serré pour qu'il s'agisse d'un choix maîtrisé de l'interprète. Par contre, ses fameux ports de voix (glissant par-dessous la note) sont distillés à dessein, montant sur la Croix (Croce) délicieusement ("delizia" ralenti à l'extrême). L'envoûtement de son legato et de la couverture vocale impressionne mais le suraigu est tiré. La musicalité et la prosodie sont naturelles (hormis des o trop proches des a et réciproquement). Victime à deux reprises de trous de mémoire, il improvise naturellement pour se retrouver au point d'orgue.
Incarnant le père Germont, Luca Salsi a 12 ans de moins à la ville que celui qui joue son fils à la scène. Il est pourtant parfaitement crédible grâce à la qualité de son maquillage, de sa coiffure et bien entendu de sa voix ample et noble (presque suave pour convaincre Violetta). Ses accents fiers jusque dans des aigus riches font naturellement place à des pianissimi pleinement audibles et son air "Di Provenza il mar, il suol" donne à voir les grands espaces, bien que sombres.
Le Gaston de Julien Dran est le premier des petits rôles, avec sa vibration vocale appuyée, un peu hachée mais placée, d'autant qu'il devient lyrique dans l'aigu et le dialogue avec Alagna. Virginie Verrez s'empare progressivement de ses interventions, jusqu'à offrir un volume aussi large et souple que la robe de Flora Bervoix (costumes de Christian Gasc). Le Baron Douphol d'Igor Gnidii est intense et menaçant comme il sied pour le rival d'Alfredo. Le Marquis d'Obigny a les belles et larges résonances aiguës de Christophe Gay. Luc Bertin-Hugault est un Docteur Grenvil très attentionné dans l'attitude comme dans la voix précautionneuse. Giuseppe (Emanuel Mendes) est très en retrait mais appliqué. Le domestique de Flora (Andrea Nelli) a une voix sinusoïdale, le commissionnaire (Fabio Bellenghi) un parlé fluide mais davantage baryton que basse.
Le chef d'orchestre Giacomo Sagripanti (qui dirigeait L'Elixir d'Amour la veille) suit les deux vedettes, accélérant et ralentissant selon le tempo changeant d'Alagna et Kurzak, les attendant autant que durent leurs cadences, enflant et s'amenuisant selon leur volume. Les cordes sont précises jusque dans le Presto, en conservant leur souplesse suave, mais les cuivres et percussions marchent un peu sur des œufs, brouillés comme leur son.
Les femmes du chœur sont bien en place pour accompagner les danses hectiques des zingarelles (chorégraphies de Philippe Giraudeau). À l'inverse, les hommes sont en décalage complet avec l'orchestre (jusqu'à se retrouver en contretemps alors qu'ils doivent être sur le temps), durant les trois actes : qu'ils soient convives de la fête, du carnaval ou bien matadors (alors que les personnages-chevaux et taureau sont en rythme pour danser le disco). Incompréhensible pour une telle institution et une œuvre si fréquente (les choristes ne viendront d'ailleurs pas saluer à la fin du spectacle).
Le plateau sombre tout du long, s'illumine (lumières d'André Diot), brûle comme la vie de La Traviata sur son ultime "Ah ! je reviens à la vie... Oh...joie !" juste avant de mourir. La soprano vient quelques instants plus tard recueillir ses acclamations devant le rideau, bientôt rejointe par son ténor.