Haendelmania à la Salle Cortot
Le départ fugué est donné par Paolo Zanzu. Debout devant son clavecin, ses quelques souples indications suffisent pour que s'exprime, dans cette si belle acoustique, le son chaud des Stagioni (ensemble instrumental sur instruments anciens). La scène au pavillon boisé, arrondi et surmonté d'une charpente à angle franc magnifie la puissance sonore et notamment le détail chambriste, même pour un tel effectif de 18 instruments. Les trompettes restent heureusement douces et les pauses entrecoupées introduisent le solo du hautbois, beau roseau.
C'est le duo de la violoniste soliste enchaînant les sauts et du basson en marches mélodiques qui préside à l'entrée du premier chanteur : le contre-ténor Carlo Vistoli s'avance en s'appuyant sur ces lignes instrumentales et prend immédiatement possession des lieux par des attaques et crescendi très marqués. Entrant lui aussi sur la musique déjà lancée, le ténor Nicholas Scott vivifie le récit de "Where'er you walk" (extrait de Semele). Sur l'aria, installé, il conserve cette assurance dans le port et la voix mais pas le port de voix : le torse et le menton sont fiers comme le début des phrases vocales, mais elles s'allègent rapidement, chaque fois, jusqu'à l'impulsion suivante. Un effet détonant pour ce personnage de Jupiter mais qui illustre certes les vents légers soufflant sur la clairière en Arcadie. Par le raffinement de sa prosodie anglaise, c'est de fait à Nicholas Scott, le britannique parmi le quatuor vocal, qu'échoient les deux intermèdes anglais dans ce programme italien : il revient pour "Tune your harps" (tiré de l'oratorio Esther), mais également pour "Tu vivi, e punito" (Ariodante). Il garde alors l'accent Shakespearien dans la langue de Dante.
Jamais deux sans trois (puis quatre), la soprano Lucía Martín-Cartón entre en musique ("Tornami a vagheggiar" d'Alcina). L'artifice est pourtant inutile tant elle trouve ses marques une fois posée, en posture de récital, restant à sa place pour mieux cambrer son buste et soulever la voix vers l'aigu, avant un impressionnant suraigu très franc. La reprise la trouve déjà fatiguée, marque de sa jeunesse, donc aussi de promesses à construire aussi bien sur l'aigu trillé que le medium déjà arrondi (si elle ne transporte pas encore les qualités d'un registre vers l'autre, elle navigue aisément dans la tessiture). Il est à souhaiter qu'elle conserve cette couleur et chaleur ibérique qui pourrait faire merveille en épousant la virtuosité italienne.
Soprano et contre-ténor peuvent parfois offrir des duos hypnotiques, tant leurs voix se mêlent et se confondent. C'est exactement l'inverse qui est proposé ici : Lucía Martín-Cartón et Carlo Vistoli proposent un duo de contrastes, la voix libre de Madame allant creuser l'ancrage, l'appui intense de Monsieur s'élevant vers l'ornement. Un duo détonnant en désaccord sur la justesse mais finalement complémentaire dans le placement. Les intenses applaudissements qui couronnent chaque air et obtiennent même des saluts de la part des interprètes n'empêchent nullement les entrées en scène dramatiques de se poursuivre et la mezzo-soprano Anna Reinhold vient ainsi menacer le duo de Sosarme en interprétant "Crude furie" (d'un tout autre opus : Serse). Rien de cruel ni de furieux pourtant dans son interprétation qui ne convoque ni la voix grave de poitrine ni les harmoniques aiguës acérées : la belle ligne repose sur le medium boisé et rond (comme les archets de l'orchestre).
Les instrumentistes savent soutenir les chanteurs et s'exprimer davantage lors des interludes et des pièces instrumentales qui contribuent à structurer le programme. Les deux premiers mouvements du Concerto grosso opus 6 n°2 pris très amples avant l'entracte, l'Ouverture de Rinaldo juste après la pause faisant la part belle à la Toccata de flûte, même piccolo. Le jeu trouve d'abord une précision presque diabolique lorsque Paolo Zanzu se rassied pour jouer du clavecin, mais dans une volonté d'assouplir l'ensemble, la phalange conclut d'une manière assez brouillonne. Cela n'ôte rien à l'animation ni à la variété de ce concert, ses élans, nuances, contrastes qui font la diversité du programme, la palette de leurs interprètes et le génie de ces œuvres : autant de raisons expliquant les immenses acclamations finales d'un public atteint par la Haendelmania.