L'Académie de l'Opéra de Paris fait sa rentrée 2018
L'Opéra de Paris célèbre ses 350 ans en cette saison 2018/2019 : en 1669 était fondée l'Académie Royale de musique qui se donnait déjà pour objectif "d'assurer un enseignement de qualité". Cette mission et le titre même d'Académie ont été repris en 2015 par l'Académie de l'Opéra national de Paris, qui forme ainsi de nouvelles générations d'artistes et d'artisans. Le concert inaugural de cette saison nouvelle est l'occasion d'apprécier des voix déjà bien connues de nos pages, mais aussi les petits nouveaux dans un programme sur deux siècles et trois langues.
La soprano Marianne Croux accompagnée par Benjamin d'Anfray interprète Ilia dans Idoménée (le premier des cinq opéras de Mozart qui forment ce soir l'entrée en matière). Tout en prenant l'amphithéâtre à témoin, elle conserve une prosodie constante. Grâce aux intentions, les récits sont arioso (tirant vers l'aria), enrichis d'aigus colorés aux harmoniques aussi bien nourries que les intensités crescendi (le tout sur sur un fond de bouche bien rond). Les nuances ont tendance à rester limitées (mais c'est aussi pour ménager les effets), notamment dans des vocalises qui cherchent d'abord leurs notes. Son pianiste a un toucher souple et délicat, y compris dans le marcato et surtout dans ses ralentis qui ont l'évidence du rubato (rythme assoupli).
Place à Don Giovanni, Donna Anne et Don Ottavio par le pianiste Alessandro Praticò (dont le jeu très classique sied à Mozart en révélant une harmonie limpide), la soprano Angélique Boudeville et le ténor Jean-François Marras : un duo bien assuré dans le soutien et la projection. Le ténor déploie un beau caractère campé sur des résonateurs graves poitrinés, ce sont d'ailleurs ses médiums aigus qui fatiguent avant cette assise, d'autant que l'inquiétude serre un peu le registre aigu en même temps qu'il cloue ses pieds au plancher. La soprano est également statique et droite, les aigus également serrés et le phrasé haché, mais l'ensemble s'appuie sur un medium charnu.
À l'inverse, c'est à partir de ses merveilles d'aigus fruités, au vibrato rapide que Liubov Medvedeva construit sa voix (et qu'elle aura l'occasion d'améliorer le reste de sa tessiture, ainsi que son allemand incompréhensible dans le Singspiel Le Directeur de théâtre).
C'est au tour de Jeanne Ireland d'émerveiller le public, non seulement car elle interprète le tube "Parto, parto" de La Clémence de Titus, mais aussi par sa voix pleine et complète, offrant le mélange mezzo-soprano, avec un grave large et rond (auquel il manque certes le registre de poitrine) portant un aigu éloquent (bien que des hésitations de placement se révèlent dans le médium). Elle conquiert l'enthousiasme par ses vocalises, émues et émouvantes, agiles et puissantes.
Un nonette (neuf instruments) à cordes vient se joindre au piano pour signaler le passage de Mozart à Gluck avec les drames Orphée et Eurydice ainsi qu'Iphigénie en Tauride, notamment marquée par le duo Pylade/Oreste du ténor Maciej Kwaśnikowski et du baryton Alexander York. Il est fort délicat de puiser un extrait dans ce drame continu, et le passage choisi ici ("Et tu prétends encore que tu m'aimes") semble avoir déjà commencé et ne pas véritablement conclure, cela n'empêche pas les deux voix de se mêler et de s'assembler (comme les interprètes se ressemblent, même physiquement : ils ont exactement les mêmes expressions en même temps et même leurs mèches blondes sont symétriques) !
Place au français et au XIXe siècle avec Les Pêcheurs de perles de Bizet et bien entendu, le fameux duo de Nadir (Jean-François Marras) et Zurga (Alexander York, le petit nouveau à l'Académie en 2018, tout comme Liubov Medvedeva) "Au fond du temple saint". Celui-là déploie un très beau registre ténor mixte appuyé (mais la voix se resserre dans le médium), celui-ci est noble, posé sur une voix incurvée et un sourire enjôleur.
Danylo Matviienko interprète également le rôle de Zurga, pour l'air solo "L'orage s'est calmé... Ô Nadir". Intense, éloquent, il est même tonnant (à la mesure de cette salle). Le français est beau, joliment typé (même s'il devra encore fermer davantage ses "eu" et mieux placer les nasales). Dans son sérieux et sa qualité de facture professionnelle, il nourrit pleinement la ligne en cours de phrase et il offre un splendide velours slave avec même des décrochements subtils et voulus en fins de phrases.
Le fait que l'Ouverture de La Chauve-Souris (Johann Strauss) soit dirigée ne va pas de soi pour un effectif de dix musiciens (qui auraient pu travailler une écoute et une direction mutuelles et chambristes). Cela assure cependant de beaux élans synchronisés propulsant et retenant les mouvements de valse (sachant que la précision des ornements et le tressaillement saillant des sautillés s'amélioreront sans doute). Nonobstant, la générosité est au rendez-vous de l'exécution, preuve en est : les sourires des musiciens se reflètent dans ceux du public.
Sarah Shine brille en Adèle, interprétant à la perfection le sens faussement ingénu du texte ("Si je joue une innocente campagnarde, naturellement en robe courte") avec seulement quelques échappées aiguës un peu sèches ("naïve je dis : petit coquin") alors qu'elle peut rendre lyrique les montées phrasées jusqu'au faux pleuré et des suraigus tyroliens acclamés.
Après la farandole de pizzicati (pincés aux cordes), la soirée se referme sur le Finale de l'Acte II. Piotr Kumon y impressionne dans les interventions d'Eisenstein très savamment couvert. Danylo Matviienko (également baryton) allie puissance et douceur du phrasé mais l'appui gagnerait en constance. L'ensemble des académiciens lance un aigu final tutti recueillant des bravi prometteurs pour leur saison et leurs tournées.