Philippe Jaroussky et Emőke Baráth dans un opéra patchwork de Haendel à la Philharmonie
Le programme, composé d’airs, de duos et de pièces instrumentales, balaie trente ans de période créatrice du compositeur. D’Almira, composé en 1705 pour l’opéra de Hambourg, à Serse créé en 1738 au King’s Theater de Londres. L’agencement savant de ces extraits en petites scènes offre un fil narratif : mariage, dispute, séparation et réconciliation pour créer en fin de compte un nouvel opéra-patchwork qui pourrait s’intituler « Les noces royales d’Emöke Barath et de Philippe Jaroussky ».
L’ouverture est celle d’Ariodante que l’ensemble Artaserse exécute énergiquement, avec des coups d’archets virulents, soulignant les rythmes doublement pointés typiques des ouvertures à la française. Cet ensemble fondé par Philippe Jaroussky en 2002 afin de « faire des concerts adaptés à ma voix » est actuellement réputé comme étant l’un des ensembles sur instruments d’époque les plus passionnants de la scène musicale. Passionnants et passionnés sont les instrumentistes de cet orchestre qui en devient un personnage à part entière tant le jeu est investi. Une mention spéciale revient cependant au premier violon, insufflant la dynamique à ses partenaires de tout son corps, ainsi qu'au hautbois soliste dans l’air d’Almira qui marie subtilement son timbre et son phrasé à celui de la soprano et du basson, soutenant la plainte du contre-ténor dans l’air d’Ariodante, « Scherza infida ».
La première scène révèle le serment de fidélité que se jurent les deux amants dans le duo extrait d’Ariodante, « Prendi questa mano ». Le mariage parfait des timbres des deux interprètes augure des noces heureuses. L’enthousiasme de la soprano répond à la légère inquiétude du contre-ténor, néanmoins les voix finissent par se marier à la perfection et la cadence finale se fait mains jointes, les yeux dans les yeux.
Puis vient le temps de la séparation. Le désespoir est infini pour Philippe Jaroussky dans « Ho perso il caro ben » extrait d'Il parnasso in festa. La souffrance est évoquée de mille manières et en mille sonorités : la voix ronde et vibrante enrichie d’harmoniques graves avec de beaux sons poitrinés sur le mot « dolor » la montre intense, les aigus cristallins, inconsolable, la suspension avant la reprise a cappella du thème révèle les abysses de la douleur. Ce qui pourrait paraître un défaut est ici au service de l’expression : ainsi le léger voile sur les aigus piano et une certaine raideur de la posture révèlent un personnage accablé. La séparation provoque une immense jalousie dans laquelle se consume Emőke Baráth par l’air d’Almira « Geloso tormento ». Un dialogue s’instaure alors entre la soprano et le hautbois auxquels répondent les notes répétées de l’orchestre, créant un climat dramatique puissant. Son timbre riche et précis s’allie parfaitement à celui du hautbois, les aigus sont assurés et résonnants, l’ornementation du mot « dolor » est inventive. Le dramatisme est également provoqué par l’alternance de mesures piano et forte qu’incarne la soprano dans une posture tantôt inclinée par un léger déhanchement, tantôt campée sur ses deux jambes face au public.
Se retrouvant pour le duo de Rodelinda et Bertarido, « io t’abbraccio », les amants chantent le bonheur d’être ensemble en doux mélismes mais également leurs adieux devant une mort qu’ils pensent inévitable. Les voix se font blanches faisant ressortir les dissonances des phrases et dans un souffle, sur un fil de voix, les personnages expriment leur amour.
La deuxième partie commence par une scène de dispute et les chanteurs s’empoignent, se repoussent, tapent du pied dans le duo « Troppo oltraggi la mia fede » extrait de Serse, sous les rires du public.
Chacune de ces scènes est introduite par un mouvement de concerto grosso, pièces instrumentales pour lesquelles Haendel n’a pas hésité a reprendre certains thèmes de ses opéras, ce qui crée ici des transitions idéales entre les airs. C’est le cas de l’adagio du Concerto grosso op 6 n°8, citant le célèbre « piangero » de Cléopâtre qui introduit « Se pieta di me non sento », air bouleversant du même personnage. L’orchestre soutient rondement la soprano qui exprime son amour et son inquiétude par rapport au destin de son bien-aimé. Leur connexion est parfaite et, sans direction, ils parviennent à varier subtilement le tempo, la chanteuse ayant un regard vers la basse continue au moment des cadences (fins de phrases musicales). Emőke Baráth excelle à colorer cet air en gardant toute la rondeur de la voix sur les montées qu’elle atténue pour arriver pianissimo à l’aigu.
À la plainte de Cléopâtre répond celle d’Ariodante dans « Scherza infida ». Philippe Jaroussky fréquente ce personnage de longue date puisqu’il chanta « Dopo notte » pour son entrée au Conservatoire National de Région de Paris. À la clarté de sa voix et à ses aigus cristallins pour lesquels il fut remarqué à ses débuts s’ajoutent une profondeur de timbre et un phrasé lyrique qui en font un Ariodante bouleversant.
La scène des retrouvailles marque l’extraordinaire complicité des deux chanteurs qui terminent le concert front contre front après avoir régalé le public de joyeuses vocalises.