Éclatantes Cantates de Bach par Sir John Eliot Gardiner au Festival Berlioz
Lors de son premier voyage en Allemagne, en 1841, Hector Berlioz est marqué par le traitement des masses vocales dans la Passion selon Saint Matthieu de Jean-Sébastien Bach. Il est tout autant marqué par l’écoute attentive, voire religieuse, du public allemand pour cette musique savante et colossale. Toutefois, l'œuvre du maître de Leipzig ne suscite en lui aucune émotion, il la trouve « globalement assez froide ». Grand expert et passionné des Cantates de Bach, Sir John Eliot Gardiner est également un profond admirateur de l’œuvre de Berlioz. Comme il n’est jamais trop tard pour si bien faire, le chef britannique, avec ses English Baroque Soloists et son Monteverdi Choir, provoque une rencontre avec Bach au pays même de Berlioz, comptant bien lui faire changer d’avis, à travers le public du Festival Berlioz réuni en l'écrin de l’impressionnante Saint-Antoine-l’Abbaye. Le catalogue des œuvres de Bach recense près de 210 cantates. Le programme de ce soir en présente seulement quatre, menant depuis les douleurs et les angoisses de la Terre jusqu’au bonheur paisible de l’éternité céleste.
La première Cantate, Ihr werdet weinen und heulen (« Vous pleurerez et vous lamenterez ») démarre avec une énergie qui n’enlève rien à la précision rigoureuse des ensembles. Un premier air est l’occasion de découvrir la pureté du timbre du contre-ténor Reginald Mobley. L’homogénéité de sa voix, qui semble naturelle quel que soit le registre, ferait parfois croire que l’interprète est une chanteuse alto. La ligne vocale est délicieusement expressive, ornée de vocalises délicatement ciselées. La violoniste solo accompagne cet air avec une belle tendresse, bien que quelques glissements de démanchés auraient certainement pu être évités. Le ténor Gareth Treseder fait également entendre un bel air, investi et très soigneux de la compréhension de son texte. L’œuvre se termine sagement avec un beau et rassurant choral, où l’on peut apprécier la parfaite homogénéité du chœur.
O Ewigkeit, du Donnerwort (« Ô Éternité, toi parole foudroyante ! » débute par une ouverture fière et majestueuse, grâce aux rythmes pointés à la française et aux éclats de la trompette. Les gestes de Sir John Eliot Gardiner accompagnent les courbes lignes des chanteurs, notamment l’aérien Cantus firmus (la mélodie originelle) des sopranes, tout en impulsant les élans du dense accompagnement instrumental. Gareth Treseder se fait de nouveau entendre en soliste dans un air où il se montre très attentif à la maîtrise de ses vocalises. Ses fortes respirations trahissent la difficulté de ces longs phrasés, néanmoins il ne perd rien en projection et en intelligibilité. Lors de son récitatif, le baryton Dietrich Henschel se fait d’abord autoritaire, laissant bien comprendre son texte par son investissement vocal et ses expressions faciales. Dans son air en duo avec l’excellent hautbois, il se montre plus souriant et presque paternel. L’air suivant fait entendre la lumineuse mezzo-soprano Sarah Benbee, accompagnée d’un orchestre aux très belles couleurs. La chanteuse interprète avec Gareth Treseder un très intéressant et touchant duo, sur un accompagnement sautillant et précis des violoncelle et contrebasse.
Le superbe hautbois introduit la sublime cantate Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen (« Pleurs, lamentations, tourments, découragement »), où les quatre mots s’entremêlent dans les pupitres du chœur. Les harmonies se torturent, l’affliction est patente. Le soin porté à la couleur pianissimo rajoute au ressenti d’une blessure profonde de l’âme, sincèrement désolée devant le sacrifice de la croix – le rappel avec le Crucifixus de la Messe en si est volontaire. L’interprétation touche l’auditeur en plein cœur. Toutefois, les musiciens ne se laissent pas impressionner : si l’émotion est si grande, c’est grâce à leur extrême attention à la direction et à l’homogénéité des couleurs incroyables et du discours, dynamique et intense. Reginald Mobley captive ensuite l’auditeur lors de son air, soutenu par le beau contre-chant du hautbois et la basse attentive, discrète et très efficace du violoncelle. Le timbre du baryton Samuel Pantcheff charme (trop brièvement) le public, tout comme ensuite le ténor Hugo Hymas, auquel répond au loin, derrière l’orchestre, la trompette qui chante le choral « Jesus bleibet meine Freude » (« Jésus demeure ma joie »). Si la souffrance de la croix est telle, c’est parce qu’elle ouvre l’accès au ciel : la cantate se termine alors par un lumineux choral.
Sir John Eliot Gardiner n’attend par la fin des applaudissements pour démarrer en trombe l’énergique et flamboyante ouverture de la cantate O ewiges Feuer, o Ursprung der Liebe (« Ô feu éternel, source d’amour »). Tous les musiciens s’investissent et font preuve d’une grande précision technique et musicale. Reginald Mobley fait parfois craindre un début de fatigue mais ne faillit toutefois aucunement et se montre de nouveau fort touchant. Après un très convaincant récitatif du puissant baryton Alex Ashworth, l’orchestre et le chœur emmènent le public dans un final splendide et très réjouissant, éclatant appel à la paix. Le public émerveillé acclame chacun des musiciens et chanteurs, et finit par se lever pour réclamer un bis. Évidemment, c’est cet éclatant final de cette dernière cantate qui est offert avec un réel plaisir communicatif.