Lohengrin électrise Bayreuth
Le metteur en scène américain Yuval Sharon a relevé le défi périlleux de répondre à une commande qui avait été passée à un autre – en l'occurrence Alvis Hermanis. Renvoyé par la direction en raison d'une prise de position politique, le metteur en scène letton laissait derrière lui des décors déjà construits. Cet encombrant héritage ne pouvait que contraindre la scénographie à s'adapter coûte que coûte. C'est fort de ce constat, qu'il faut analyser ce spectacle signé du couple de plasticiens Neo Rauch et Rosa Loy.
L'esthétique générale repose sur un jeu de couleurs à la fois basiques et obsédantes qui sert de repère au déroulement de l'action et notamment la façon dont les rapports entre les protagonistes évoluent. Pour le reste, c'est à un autre symbole (toujours aussi transparent) auquel la mise en scène fait appel : l'électricité comme fluide, à la fois énergétique et amoureux. Cette société du Brabant est peuplée d'étranges créatures aux cheveux aussi bleus que la tonalité générale du décor et des ailes dans le dos qui rappellent les lucioles que la lumière (électrique) attire dans ses rayons. On est ici dans un conte pour enfants, avec des personnages grimés en bons et méchants. Lohengrin échappe à ces distinctions sociales. Il a tout d'un ouvrier, d'un électricien venu réparer la panne qui handicape cette société. Le combat qui l'oppose à Telramund se déroule dans les airs, suspendus à des câbles en jouant explicitement la carte des effets spéciaux. Chassés du royaume après la défaite de Telramund, les deux amants maléfiques se retrouvent dans un marécage mystérieux, fait de décors peints sur des panneaux coulissants. La candide Elsa, quant à elle, habite une maison dont l'intérieur orangé contraste de belle manière avec les ténèbres menaçantes qui l'environnent. La révélation du secret de Lohengrin viendra briser cette harmonie mais on peut regretter le manque d'équilibre d'un dernier acte qui n'a à offrir en guise de futur héritier du Brabant qu'un étrange bonhomme vert brandissant un rameau vert électrique…
Côté voix, Piotr Beczała remplaçant Roberto Alagna, présente l'avantage d'avoir déjà chanté le rôle il y a deux ans avec Christian Thielemann à Dresde. Le chant est relativement prudent, au risque d'être parfois un peu lisse. L'émission est impeccablement placée et libère une ligne agréable mais peu contrastée, surtout dans les nombreux passages où le chant cède au récit, ce qui fait la particularité de cet opéra. On ne peut lui reprocher une prestation sans écueil mais le chant wagnérien exige sans doute davantage d'engagement et, dans un sens, de risques, pour pouvoir émouvoir. Son adversaire, c'est le Telramund de Tomasz Koniezcny. Le baryton n'a pas oublié le Wotan qu'il chantait à Vienne il y quelques mois, il en a gardé la véhémence et livre un Telramund invariablement tendu et nerveusement projeté. Les modulations sont aux abonnés absents, la ligne assez irrégulière et quelque part, athlétique. Il parvient finalement à faire exister ce rôle ingrat, ce qui n'est pas une mince gageure. Avec Elsa, Anja Harteros débute à Bayreuth. Elle connaît parfaitement le rôle et s'est déjà distinguée à plusieurs reprises sur des scènes prestigieuses. Le premier acte la cueille à froid avec des accents étonnamment outrés et parfois forcés. Les changements de registres n'ont pas l'aisance voulue et il faut attendre la belle explication avec Ortrud à l’acte II pour retrouver des hauteurs appréciables. Très attendue, la prestation de Waltraud Meier en Ortrud avait ce soir la valeur d'un mythe, puisque la légendaire mezzo allemande faisait ses adieux à Bayreuth. Si l'on garde en mémoire son interprétation d'Isolde dans les années 1990, la soirée ne prendra pas des dimensions d'éternité. Vitupérant avec des prises d'air périlleuses son "Entweihte Götter! Helft jetzt meiner Rache!", le vibrato s'élargit dangereusement, mettant en péril la justesse de l'intonation. L'énergie et la présence de l'actrice sont confondantes de vérité, faisant en grande partie oublier une voix sur laquelle plane désormais le souvenir de la gloire. La palme de soirée revient à Georg Zeppenfeld, Roi Henri de haute tenue qui retrouve avec cette production un rôle qu'il chantait déjà dans la précédente. Le grain est dense et expressif, la ligne d'une liberté remarquable quand il s'agit de camper les origines du drame. Ce n'est pas le héraut débraillé d’Egils Silins qui lui dispute la palme de la soirée. Pâle et anecdotique, il se contente de pousser ses notes sans donner une pleine envergure à un rôle malgré tout extrêmement limité. Les Chœurs du Festival n'ont pas ce soir, eux non plus, la tenue et le caractère irréprochable qu'on leur connaît. De nombreux décalages viennent émailler la scène de l'arrivée du héros à l’acte I et au début du III.
Lohengrin est le seul opéra qui manquait à Christian Thielemann pour accéder à la liste très limitée des chefs ayant dirigé la totalité des œuvres de Wagner qu'on donne à Bayreuth. C'est désormais chose faite, et de la plus belle des manières. Son Lohengrin voit grand et soulève une émotion qui ne se cache pas derrière des préciosités et des calculs. Son sens du phrasé est remarquable et exploite au mieux toutes les capacités de l'orchestre.