À Vichy, un Werther de concert porté par un duo au firmament
C'est un vrai tour de force que réalise la maison lyrique vichyssoise, dirigée depuis un an par Martin Kubich, en réunissant un casting de dimension internationale afin de porter une œuvre requérant une sensibilité et une présence vocale de tous les instants. Dans Werther, chef-d'œuvre absolu du romantisme français créé... à Vienne en 1892 (Paris avait jugé l'œuvre trop triste), tout annonce l'inéluctable dénouement : la défaite de l'amour. Fidèle à l'esprit du roman épistolaire de Goethe dont il s'inspire, Les Souffrances du jeune Werther, l'opéra de Jules Massenet gagne en intensité dramatique à mesure que les cinq tableaux (répartis en quatre actes) s'enchaînent, livrant le poète Werther au désarroi (puis à la mort) face à l'impossibilité de son amour avec Charlotte, qui a promis à sa mère mourante d'épouser Albert.
Présence dramatique et puissance vocale : voici ce qu'appelle le rôle de Werther. Sur la scène vichyssoise, Jean-François Borras montre qu'il possède tout à la fois. D'un bout à l'autre de l'œuvre, sans jamais sembler décliner. Déjà pleinement convaincant lors de sa prise de rôle en 2014 au Metropolitan Opera de New York, l'ancien élève de l'Académie Rainier III, à Monte-Carlo, semble encore avoir gagné en maturité vocale. Dans son incantation à la nature ("Ô Nature pleine de grâce"), dans le projet de sa propre mort ("Lorsque l'enfant revient"), et jusqu'à son agonie finale, Jean-François Borras déploie une voix puissante projetée avec une aisance épatante, tenue par le fil d'une éblouissante ligne de chant. Par des aigus projetés avec brio, et un timbre non moins rayonnant dans le medium, le lied d'Ossian ("Pourquoi me réveiller") est un modèle du genre.
Dans le rôle de Charlotte, qu'elle avait découvert dans la région, à Lyon en 2011, Karine Deshayes est tout aussi convaincante. Montant elle aussi en intensité vocale à mesure de l'avancée de la partition, la mezzo française livre une prestation de très grande tenue. Dans ce rôle de la fiancée obligée (d'Albert) et de l'amoureuse passionnée (de Werther), la cantatrice déploie une voix souveraine dans tous les registres, qui atteint la quintessence de son expressivité dans l'affirmation de son amour pour Werther. Au début du III, dans l'air des Lettres (“Werther, Werther”), tout comme à la fin de l'œuvre, lorsque son amant meurt devant elle, Karine Deshayes est une Charlotte pleinement investie, avec un timbre d'une beauté volcanique et une présence dramatique pleinement perceptible, même derrière un pupitre.
Face à ce duo de prestige, Jean-Sébastien Bou est un peu en retrait. Le chanteur français, qui a dans le passé tenu le rôle-titre en version baryton, interprète pourtant un plaisant Albert, à qui il sait, par des graves expressifs et bien projetés, donner les airs sombres et méfiants nécessaires. Florie Valiquette, pour ses débuts dans le rôle, campe de son côté une Sophie juvénile et pleine de vie, donnant l'élan de fraîcheur et l'innocence attendues au cœur du drame. La jeune soprano québécoise, qui évolue dans un registre plus léger que son aînée, offre de délicieux et vibrants aigus. Sa performance est réussie, tout comme celle de Vincent Le Texier, un Bailli autoritaire déployant un baryton plein de vitalité. En Schmidt et Johann, Rodolphe Briand et Antoine Garcin apportent sobrement de leur côté ce que l'œuvre appelle de leur part : humour et légèreté.
Derrière les solistes, l'orchestre des Forces Majeures, avec sa cinquantaine de musiciens, livre lui aussi une performance de haut vol, même si l'ouverture appellerait davantage de fougue et une intensité immédiate. Le jeune chef Pierre Dumoussaud, dont la direction particulièrement énergique se caractérise par d'amples mouvements de bras et de jambes (on en craint, parfois, qu'il ne tombe de son podium), sait toutefois tirer de ses musiciens toute l'énergie et le bouillonnement nécessaires, comme lors du tableau symphonique ouvrant l'acte IV.
À saluer aussi, la montée sur scène des jeunes enfants du chœur vichyssois Incant'ados, dirigé par Marie-Hélène Dubois-Forges. Seul bémol de la soirée : que la salle dorée de l'Opéra de Vichy ait été loin d'être remplie. Un tel casting de chanteurs au prestige mondial, et l'extraordinaire performance livrée par ceux-ci, auraient pourtant bien mérité une salle comble.