L'Italienne à Alger de Rossini, captivante captive au Festival de Beaune
L’opéra a toujours été un indéniable outil politique et sociétal. La Femme y trouve souvent d’ardents défenseurs. En 1805, une jeune aristocrate milanaise, Antonietta Frapolli, se fait capturer en mer par des pirates qui l’offrent au bey d’Alger, Mustafà-ibn-Ibrahim, avant d’être ramenée dans sa patrie. La véritable aventure de cette courageuse demoiselle inspire au librettiste Angelo Anelli le sujet d’un opéra où les femmes triomphent, par leur charme et leur malice, de la bêtise et de la vanité des hommes. La dernière phrase du livret résume assez bien toute l’intrigue : « La femme, quand elle veut, se joue de tout le monde » (acte II, scène 16).
Écrit d’abord pour le compositeur Luigi Mosca – dont l’œuvre est créée à La Scala de Milan en 1808 –, le livret d’Anelli est proposé en catastrophe par le Teatro San Benedetto de Venise au jeune Gioachino Rossini (1792-1868), qui triomphe déjà avec son Tancredi (février 1813). Ajoutant quelques traits de folie à ce dramma giocoso en deux actes, Rossini connaît de nouveau un grand succès auprès du public vénitien dès la création, le 22 mai 1813.
Pour commémorer le 150ème anniversaire de la mort d’« il Tedeschino » (« le petit allemand », surnom de Rossini à cause de ses goûts pour la musique germanique) et poursuivre son Cycle Rossini, le Festival de Beaune invite le chef Jean-Christophe Spinosi, spécialiste du compositeur, pour une version de concert, semi-scénarisée, en la superbe cour des Hospices de Beaune.
Dès l’ouverture, l’Ensemble orchestral Matheus fait entendre des contrastes et des attaques parfois secs, voire violents. Le son des cordes est volontairement rugueux, avec des effets d’archets tranchants. Si le plaisir d’interpréter revient avec cette joyeuse musique et s'il est visible sur le visage des instrumentistes, Jean-Christophe Spinosi se montre un solide garant du tempo, retenant l’enthousiasme de son ensemble. Cette grande stabilité manifeste une belle attention de chacun et un important souci du discours musical, mais empêche sans doute l’auditeur d’être emporté par les souffles tourbillonnants de la musique. L’Ensemble connaît bien la partition : malgré quelques indications orales, chantées ou respirées, il laisse le chef maître des équilibres, celui-ci les gérant comme un ingénieur du son sur sa table de mixage, et interagissant souvent – surtout lors du premier acte – avec les solistes. Il lui arrive parfois de descendre de son podium et même, lors de l’aria del sorbetto d’Haly (acte II, scène 7 – aria secondaire où les spectateurs prenaient l’habitude d'aller s’offrir une glace), il s’offre une petite promenade sur le devant de la scène tout en dirigeant les musiciens qui ne le regardent plus. Les hommes du Chœur de chambre de Namur sont très homogènes, idéalement équilibrés avec l’orchestre. Ils interprètent aussi bien la fierté, la puissance et la virilité des hommes que leur fébrilité à la vue de la belle Isabella.
Homogène, voilà ce qui définit également un plateau vocal de belle tenue. Isabella est incarnée par la charmante Teresa Iervolino. Sa belle voix emplit facilement la cour lors de sa première cavatine « Cruda sorte ! Amor tiranno ! » (« Sort cruel ! Amour tyrannique ! » – acte I, scène 4). Elle se passe de tout surjeu scénique, (se) satisfaisant avec sa belle voix ronde et moelleuse de mezzo-soprano – au risque de ne compter que sur cela, donc au détriment peut-être de la cohérence avec le texte. Elle fait cependant entendre dans sa seconde cavatine « Per lui che adoro » (« Pour lui que j’adore » – acte II, scène 5) tout son charme, sa malice et son caractère. Il n’est ainsi pas étonnant qu’elle fasse tourner la tête de tous les hommes qu’elle rencontre. À commencer par le Bey (chef de clan ottoman) Mustafà de la basse Luigi De Donato, qui impose immédiatement son autorité et sa puissance, notamment par ses jolis graves. Le public s’habitue rapidement à son jeu, qui paraît d’abord un rien excessif, et il se laisse facilement et plaisamment convaincre par ce personnage autoritaire mais vaniteux et même complètement benêt. L’auditeur retiendra certainement son air « Già d’insolito ardore nel petto » (« Déjà une ardeur insolite agite mon cœur » – acte I, scène 8). Son duo « Se inclinassi a prender moglie » (« Si je désirais prendre femme » – acte I, scène 3) avec Lindoro, l’amoureux d’Isabella, est également un très plaisant moment, bien que De Donato soit tout de même plus clair dans sa diction que son collègue, le ténor Philippe Talbot. Celui-ci montre les belles intentions de son timbre délicat. Lors de sa première cavatine « Languir per una bella » (« Languir pour une belle » – acte I, scène 3), il interprète une coda (conclusion) piano sur un fil, dont on sent l’attention de chaque instant, mettant ensuite en valeur sa voix lorsqu’elle se libère.
Chantant Taddeo, admirateur frustré et jaloux qui joue le faux oncle d’Isabella, le baryton Riccardo Novaro est fort applaudi pour sa voix bien projetée, son timbre large et son jeu investi. Elvira, la femme officielle de Mustafà au bord de la répudiation, et sa suivante Zulma sont interprétées par les charmantes Bianca Tognocchi et Anthea Pichanick, aux voix belles et légères, aux jeux scéniques équilibrés, sans exagération ni timidité. À l'inverse, le baryton Victor Sicard peine à convaincre (il est le seul à avoir besoin de sa partition en dehors des récitatifs, pour les ensembles). Il est vrai toutefois que son rôle est peu mis en valeur par Rossini : son (unique) air, « Le femmine d’Italia son disinvolte e scaltre » (« Les femmes d’Italie sont effrontées et rusées » – acte II, scène 7) étant secondaire dans l’intrigue. Néanmoins, sa voix est belle et son discours ne souffre nullement.
Malgré l’actualité sportive du soir, à laquelle fait référence Jean-Christophe Spinosi à la fin des saluts, les artistes proposent en bis le puissant air patriotique d’Isabella « Pensa alla patria » (« Pense à notre patrie – acte II, scène 11), repris joyeusement par tous, les instrumentistes se levant en jouant et le public frappant allègrement des mains. Comme toujours, l’air est à la fête après une soirée avec Rossini !