Intense Stabat Mater avec Les Talens Lyriques au Festival d'Auvers-sur-Oise
En attendant le Stabat Mater de Pergolèse, Sandrine Piau et Christopher Lowrey se mettent en voix avec deux motets inédits de Leonardo Leo (1694-1744) et Nicola Porpora (1686-1768). Le motet pour alto et cordes de Leonardo Leo, Beatus vir qui timet, présente les dix violons des Talens Lyriques, dans un unisson majestueux mais égrenant des cadences, tandis que le contre-ténor américain agite ses mains en miroir de Christophe Rousset et accompagne avec tout son corps les mélodies loquaces de Leo. Le Gloria Patri, et Fílio, et Spirítui Sancto conclusif rénove quelque peu les formules du reste de l’œuvre, d'autant que la vocalité de Christopher Lowrey se fait généreuse et l'orchestre brillant.
Le Salve Regina de Porpora s’avère plus enthousiasmant. Les deux altos font leur entrée et viennent enrichir discrètement l’harmonie. Sandrine Piau impose sa présence gracieuse dès le premier Salve, une révérence vocale joliment ornée. Sa maîtrise est impressionnante sur tous les plans : elle atteint le contre-ut avec douceur depuis la tierce mineure inférieure (le "la", trois notes en-dessous du "do"), se montre très expressive jusque dans les intervalles disjoints (séparés par plusieurs notes), et ses ornements sont précisément sculptés par une mâchoire très mobile qui garantit l’égalité et la continuité des registres.
Ici, les cordes se font onctueuses pour implorer la mater misericordiae, les arpèges des violons à l’unisson, charnus et dynamiques à la fois, témoignent d’un travail de pupitre remarquable effectué pour l’enregistrement de ce programme en cette même église, les quelques jours précédant le concert. Le dialogue entre soprano et violons s’organise selon des modalités toujours renouvelées, à l’unisson, en dialogue ou encore en contrepoint. La pièce se clôt par un retour au chaleureux Sol majeur et un dernier salut, salve. Ainsi la première partie du concert promet-elle de grandes qualités musicales qui trouvent à s’épanouir dans le chef-d’œuvre de Giovanni Battista Pergolesi (1710-1736).
Si le style de Pergolèse est évidemment tributaire de celui de ses aînés, il transcende les lieux communs de l’écriture par un phrasé ample et une forte expressivité. L’oreille est captive dès les premières mesures, soulagée par l'harmonie dense à quatre voix, inquiète des âpres dissonances de cette introduction instrumentale —au point de provoquer un malaise dans l’assistance, dont l’âge moyen approche davantage celui du vénérable Porpora. Les voyelles italiennes bien ouvertes, et notamment les /o/ du contre-ténor sur dolorosa et lacrimosa, incarnent le paradoxe de l’œuvre : cette plénitude de la douleur, cette souffrance égale à l’adoration.
Le souffle qui parcourt toute l’œuvre est emmené par la basse continue des Talens Lyriques, et notamment le clavecin de Stéphane Fuget qui guide l’harmonie, initie le mouvement et donne la direction. Le duo O quam tristis est remarquable par la clarté de l’énonciation et le contrepoint littéral, point contre point, note contre note. Les deux solistes mêlent leurs qualités pour former un ensemble parfait, puissant et élégant : la jeunesse de Christopher Lowrey se confond avec la grande expérience de Sandrine Piau, et leur stricte homorythmie répète le miracle de l’Immaculée Conception. La rivalité des voix est plus difficile lorsqu’elles se répondent, comme dans la fugue virulente du Fac ut ardeat cor meum ou le Largo du Quis est homo, ou bien encore lorsque l’enthousiasme de l’orchestre les déborde, à l’image de l’Allegro suivant.
Le contre-ténor s’illustre particulièrement dans l’aria Quae moerebat et dolebat. La ligne est ici plus nette, plus pure que chez Leo. La virtuosité, à propos, n'est pas moins impressionnante. Les tremblements qui traduisent le verbe tremebat sont exemplaires de la vocalité italienne : l’artifice reste constamment soumis à l’expression. Jusque dans les intervalles disjoints qui obligent à des changements de registre répétés, Lowrey démontre une technique entièrement maîtrisée et une tessiture convaincante d’un extrême à l’autre. Dans le dernier numéro, Quando corpus morietur, passées les délicieuses appogiatures dissonantes de l’introduction orchestrale, il révèle une variété de timbres très appréciable, du dolce soyeux au plus brillant, et porte toute son attention à la réalisation de cadences (formules conclusives) très soignées et exactes, avec un trille bien proportionné et une résolution mesurée.
L’aria de soprane Vidit suum dulcem natum compte parmi les joyaux les plus précieux du Stabat Mater. Pergolèse, au crépuscule de sa jeune vie, dépeint avec tous les moyens musicaux à sa disposition une mort qui est promesse de paix —à l’inverse de l’Incarnatus est de la messe, qui est souvent pour les compositeurs l’occasion de suggérer la Passion à venir. Sandrine Piau met tout son art au service de cette langueur mortelle, enveloppée de son timbre profond. Ses puissants aigus gardent la sérénité exprimée par les basses et violons dans un balancement régulier, des soupirs alternés. Le "fa" final de l’orgue positif, relâché un instant après que l’orchestre se soit tu, constitue un figuralisme instrumental extrêmement suggestif : on entend véritablement le dernier souffle du Christ s’échapper du tuyau —emisit spiritum.