Seven Stones d’Ondrej Adámek : une première pierre d’Aix
Dans son petit écrin, le Théâtre du Jeu de Paume accueille cet opéra de chambre a cappella pour quatre chanteurs solistes et douze chanteurs choristes (après un report pour raisons d’équilibre budgétaire).
La tour de Babel a été construite avec des pierres, par des bâtisseurs irraisonnés, avides d’ajouter une pierre à une autre pierre, la première à la suivante, à l’infini, afin de conquérir le ciel. Voilà pour la matière édifiante du propos, emprunté à l’œuvre du poète islandais Sjón, Seven Stones from the Tower of Babel (Sept pierres de la Tour de Babel), qui se focalise sur un individu, un collectionneur de pierres.
Les autres solistes (deux narratrices et la femme du collectionneur) et les douze personnages-témoins d’un chœur contemporain traité à l’antique (le Chœur accentus / axe 21), représentent le collectif, canalisé par un chef d’orchestre-acteur (Léo Warynski). De fait, ce drame est un mythe : récit et proverbe.
Le collectionneur sert de fil conducteur à une succession finement articulée de sept paraboles, qui s’achève sur l’ultime retour du protagoniste dans son foyer : retour à l’envoyeur d’une première pierre. En effet, il jette la première pierre à la tempe de sa femme, qu’il croit adultère, alors qu’elle serre son fils, devenu adulte dans ses bras, et qu’il ne reconnaît pas, après sept ans d’absence. Bouclant une boucle, l’objet de sa quête est en fait à la fois la première et la dernière pierre : première pierre pour lui, elle est aussi la dernière pierre que Jésus a transmise de main en main (et qu'il refusait de jeter sur la femme adultère : "Que celui qui n'a jamais péché lui jette la première pierre" Jn 8:7). L’œuvre se veut édifiante, morale, et plus profondément, spirituelle.
Le texte du livret est en langue anglaise, parce qu’elle est la langue véhiculaire d’une époque mondialisée, mais aussi, en ce qu’elle est la langue sonnante, tonnante, percutante, de Shakespeare. L’anglais devient avec Adámek une langue de bruit, de son et de ton, dans lesquels le chant s'épanouit. Les costumes, gris-bleu, de Clémence Pernoud ont eux aussi la couleur neutre de cet anglais véhiculaire, et partagent leurs plis sages entre l’uniforme d’Occident et le kimono d’Orient.
La mise en scène, épurée, de même que le déplacement chorégraphié des corps, sont dus à Éric Oberdorff, la scénographie et les lumières à Éric Soyer. Le cube scénique noir permet aux accessoires, incroyablement bricolés, de définir des univers différents se succédant aussi rapidement que les sons : bar, tatami, temple, scène, laboratoire.
La quête de ce Graal minéralogique emporte le protagoniste, et donc l’œuvre, à travers les cultures et les histoires (Argentine, Japon, Islande, France, pays bibliques). Le compositeur, comme une éponge naturelle, s’imprègne des rencontres les plus étonnantes, des mélanges les plus improbables : gagaku « gospelisant », oratorio percussif, tango avec tablas obligé.
Cet opéra a cappella requiert donc de la part des chanteurs (solistes comme choristes), la plus parfaite précision, depuis l'ouverture sur une scansion métronomique. Les premières onomatopées du chant s'accompagnent avec les premiers chocs de pierre, instrumentaux. Voilà justement le vocabulaire de base d’Adámek, dont la modernité renoue ainsi avec l’origine même de la musique. Le travail du souffle, proche du John Cage des Song books, se passe, quant à lui, de sonorisation artificielle.
Le chant est l’un des aspects de l’œuvre, aussi les chanteurs ont-ils toujours un outil, un instrument, entre leurs mains. Ils sont leurs propres régisseurs. Non que le chant soit oublié, ou facile. Bien au contraire, il est intégré dans un ensemble expressif à la fois plus large et ajusté aux spécificités de chaque chanteur, soliste comme choriste. De là s'explique leur total engagement dans l’aventure, commencée il y a sept ans, depuis les premiers ateliers dans le cadre de l’Académie.
Anne-Emmanuelle Davy, fine et précise soprano, est l’employée ainsi que la première narratrice. Entre les moments sonores et rythmés de diction chuintante, elle parvient à faire émerger des éclats vocaux de gypse de sa voix aérienne et ductile. La projection est retenue, mais efficace.
Shigeko Hata, au mezzo incisif et chaud, est la propriétaire ainsi que la deuxième narratrice : l’oratorio n’est vraiment pas loin. Elle entre dans son rôle de Geisha de manière impériale : la projection de fait violente, le timbre presque masculin, le souffle millimétré, côté théâtre Nô. Elle enveloppe le tout par l'élan d'un gospel qui ouvre et colore les tenues de la ligne vocale.
La femme du collectionneur (Landy Andriamboavonjy) semble jouer son propre rôle, tant l’engagement dramatique et vocal est palpable. Sa présence n'est pas celle d'un personnage, mais d'un véritable protagoniste pris dans les rets du drame. Elle déroule, avec un timbre, chaud, plein, très légèrement poitriné, quand l'expression le demande, une litanie annonciatrice du dénouement tragique.
Même investissement chez le collectionneur de pierre Nicolas Simeha, dont l’étonnante étendue vocale et expressive est constamment sollicitée. D'inquiétantes vibrations de ses infra-basses côtoient en un millième de seconde la voix de tête. La performance physique semble accomplie par une gestion du souffle, à la fois digne d'un chanteur, d'un acteur et d'un danseur. L’écriture d’Adámek parvient à dissoudre la notion fixiste de tessiture.
Le public sort d’un épais
silence d’étonnement et de concentration, pour saluer très
longuement un moment fort de la création lyrique contemporaine.
Retrouvez ce spectacle (comme les autres productions d'Aix-en-Provence) en vidéo intégrale et en direct sur Ôlyrix : le 10 juillet à 19h