Orfeo & Majnun à Bruxelles : folie d’amour, de désert et d’enfer
Orfeo & Majnun, pièce de théâtre musical composée en triumvirat par Dick van der Harst, Moneim Adwan et Howard Moody, mise en scène par Airan Berg et Martina Winkel (qui signe également la vidéo ainsi que le livret, avec une traduction poétique en arabe de Fatena Al Ghorra) est une proposition qui transporte avec panache à travers le génie des distillations musicales, de l’unification des cultures Orientale et Occidentale à travers le chant traditionnel arabe et la voix d’opéra. Bien loin de toute image élitiste, cet opéra offre à toutes les générations l’occasion de s’émerveiller et de partir en voyage, à travers le mythe d’Orphée et Eurydice et l'un des plus célèbres contes du monde arabe, Leïla et Majnun.
Entre textes parlés en français et néerlandais, chants anglais et arabes, les deux mythes renaissent, saisissants de similitudes et de libertés, avec une centaine d’enfants bruxellois, sous la direction de Benoît Giaux.
Ultra-vivante, au carrefour des âges mais aussi des genres, cette création interculturelle brille comme la simplicité de ses décors articulés, et sa trame évoluant avec un naturel désarmant. Derrière le travail acharné des chanteurs, des compositeurs et surtout du chef d’orchestre Bassem Akiki naît une pièce hybride, d’ombre chinoise et de silhouettes fluides, ponctuée de voix d’enfants.
Les lamentations et la beauté de la voix chantant l’arabe, les souffles et rythmiques respiratoires font s'engendrer la musique classique depuis la musique rituelle. Howard Woody (l'un des compositeurs) parle d’une liberté de compositions, de superpositions et de la richesse de l’expression dramatique de la musique orientale. Moneim Adwan défie le public de distinguer les deux couleurs, orientale et arabe, comme la structure des traditions musicales défie la distinction entre arabe et anglais. Ainsi surprenante, jamais complètement définie, l'impression est douce et suave de reconnaître des racines, les sensations de déjà-vu musical se retrouvent toujours ponctuées d’une sensation de nouveauté, du voyage et d’une couleur inconnue. Cette sensation de se voir offrir un moment précieux, où la présence simple de deux chanteurs sur scène nourrit l’imaginaire de deux mondes -pourtant- au diapason fait penser à l’intelligence d’Azur et Asmar de Michel Ocelot.
Narrée par la dynamique Sachli Gholamalizad, belgo-iranienne et star montante de la scène théâtrale belge, l’œuvre devient conte. Les chanteuses de ce conte brillent de présence, avec une redoutable simplicité. Eurydice, interprétée par Judith Fa, donne de sa voix noble de soprano des aigus clairs, et une vélocité de chant absolument remarquable. Tout semble facile, surtout les notes les plus aiguës dont elle s’amuse, insouciante malgré le triste sort de son personnage. Les notes d’une pureté gracile s’habillent d’une couleur éclatante.
Plus ornementé, le chant de Nai Barghouti (en Layla), jeune chanteuse mais aussi flûtiste palestinienne, marque par sa profondeur de voix et sa sensualité. Le chant arabe, intime et psalmodique s’approche de l’hymne métrique, quasi mystique. La voix sombre et pénétrante, dense, oscille entre les aigus purs féminins et la profondeur d’une âme meurtrie d’une langue arabe déjà très musicale.
Plus grave, son amant Majnun (Loay Srouji), qui signifie « fou » en arabe brille d’une voix posée, gutturale et surtout d’une maîtrise dramatique remarquable. La musique rotative, et le chant en aller et retour, entre parlé, chanté, souffle et silence donne l’impression de voir sur scène des derviches tourneurs. Les nunnations (doublement dans la langue arabe d'une voyelle afin de pouvoir la nasaliser) provoquent une accentuation émotive et solennelle. Le ressenti physique de la musique orientale provient de ces phonétiques de la « tadjwīd », science minutieuse de la maîtrise des consonnes orientales à travers les organes respiratoires (poumons, pharynx, fosses nasales, luette, langue, lèvres), qui offrent une pluralité de sons époustouflants et envoûtants.
La richesse des voix orientales qui dépasse les qualificatifs tout en étant régie par une véritable science semblerait échapper à l’Opéra occidental. Cependant le mariage des deux patrimoines musicaux trouve dans les voix masculines une résonance particulière. Orfeo, interprété par Yoann Dubruque tranche d’une rigueur grave et profonde de baryton. Puissante, charismatique et surtout libre, la voix parfois tranchée se marie avec audace à l’orchestre, créant une hybridation encore plus marquée.
L’Orchestre, formé de l’Ensemble interculturel de l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée et de l’Ensemble de musique de chambre de la Monnaie, sous la direction de Bassem Akiki témoigne d’une richesse instrumentale, par la présence d'oud et de piano, de clarinette turque, ney et zorka, qanoun et de trombone, hautbois et violoncelle. La symbiose est totale, surprenante, presque révolutionnaire.
Mais là où le défi se poursuit, c’est dans l’aspect modulaire dont l’orchestre doit faire part pour la suite. En effet, ce grand projet permet à chaque ville participante de reprendre le flambeau de la création. Un vrai « community project » dont la prochaine représentation est attendue au Festival d’Aix-en-Provence cet été, avant de continuer dans le reste de l’Europe, notamment vers Malte, la Pologne, le Portugal et l’Autriche.
Un résultat surprenant et littéralement envoûtant, pour tous les âges, dont l’évolution est à suivre. Humaniste, Orfeo & Majnun témoigne d’une magnifique unification, un travail de dix années à la mesure d’un monde traversé par des cultures et langages différents.