Furieuse épilepsie du Joueur de Prokofiev à Gand
Production originale de Karin Henkel sous la direction musicale de Dmitri Jurowski, Le Joueur se nourrit d’une inspiration et de références cinématographiques nombreuses. Le décor, simple d’apparence, prend la forme d’un prisme, plaçant les personnages dans une frénésie de jeu, et de l’oubli de soi. Un Living Las Vegas empreint d’une solitude macabre qui dévaste tout sur son passage et plonge les personnages peu à peu dans les profondeurs de la faillite. Une pièce entre théâtre, danse et chant, bijou d’esthétique entre la Russie et les États-Unis.
Une chambre d’hôtel sobre à l’américaine, une bouteille de vodka et un corps décharné, abandonné d’alcool : voilà Le Joueur. Le temps est suspendu, indéterminé, la routine du jeu a capturé toute trace du temps. Les premières lumières s’allument et voilà que déjà, le spectateur voit double : poursuivi par une ombre, le ténor Ladislav Elgr ne chante pas encore qu’il est déjà souligné d’une chorégraphie pantomime annonçant déjà le sort trop prévisible du joueur. Inception de décor et de figures, l’hommage aux poupées russes est maîtrisé par Karin Henkel, spécialiste de Dostoïevski (elle a notamment adapté Crime et châtiment au Théâtre de Hambourg et L’Idiot à Cologne) : une scène dans la scène dans la scène pourrait faire perdre la tête, entre illusion et hallucinations, les corps se dédoublent et se perdent.
Les voix en revanche triomphent. La richesse de la partition offre aux chanteurs une liberté mais aussi une appropriation vocale (d’ailleurs bien aidée par les costumes). Ladislav Elgr défend un premier rôle en permanence sur scène, doublé d’un danseur mais aussi des autres chanteurs. Il avance en retrait sur scène d’une voix quelque peu engorgée, mais sa rigueur de chant est pourtant fine : la voix est claire, constante de souffle et d’une belle expression, minimaliste mais toujours sûre.
C’est donc la soprano Anna Nechaeva qui brille sur scène, jouant sa compagne et mère de deux enfants, gardant une voix ultra féminine, raffinée et claire. Le rôle de Polina est un cadeau pour elle, noble et sensuelle. Partagée entre la folie de la perdition et l’élégance permanente, les aigus sonnent avec clarté et la richesse du timbre nourrit un jeu scénique entier. Autre figure féminine, plus lancinante et séductrice, Blanche trouve en Kai Rüütel un dessin caricatural et pourtant d’un naturel désarmant. La mezzo-soprano agit avec une justesse magnifique et joue d’un détachement élégant, avec une voix précise, appuyée et résolument théâtrale.
Mais le rôle féminin de Renée Morloc suffirait presque à bâtir un spectacle, avec sa Grandma. Aux abords de l’hystérie, la diction est tranchée, le jeu vivant, truculent et la voix virtuose, tant et si bien qu’elle vole la vedette à ses homologues avec un panache redoutable. Son mari volage, le Général, joué par Eric Halfvarson aux allures Léniniste, résonne d’une voix impressionnante de basse. L’allure burlesque du russe bon vivant, puissant et assuré lui confère une présence remarquable et supérieure. La voix se déploie d’une puissance militaire et pourtant sensible, avec brio. Enfin le marquis, interprété par Michael J. Scott marque par une fraîcheur de voix et une clarté rares. Le jeu est habité, vivant, la diction précise et fine, dessinant une élégance jeune, presque candide et pourtant insolente.
Sous la direction de Dmitri Jurowski, la frénésie et l’effroyable puissance dramatique de l'Orchestre Symphonique de l'Opéra Ballet de Flandre raisonnent d’un éclat souligné par la qualité des chœurs vifs et toujours présents sur scène. Malgré les spasmodiques sons ambiants des machines et d’une neige auditive dangereusement moderne, l’héritage de Prokofiev trouve son effroyable justesse.
Bel hommage au Joueur originel de Dostoïevski et à l’épilepsie dont il était touché, à la puissante perdition humaine et à la frénésie du jeu. Pari gagné.