Hommage aux castrats à Versailles : Riccardo "Angelo" Strano
C'est un week-end complet, fantastique (en un mot Royal) qu'a composé une nouvelle fois Laurent Brunner (Directeur de Château de Versailles Spectacles), autour des castrats dont le répertoire est aujourd'hui chanté par les contre-ténors. Dès le vendredi soir, l'Opéra Royal proposait Orphée et Eurydice de Gluck (dont nous avons rendu compte dès la première au Théâtre des Champs-Élysées) avec la superstar Philippe Jaroussky. Deux récitals (et deux papiers sur nos pages) s'enchaînaient le lendemain : un programme intitulé La voix des anges avec Filippo Mineccia à la Chapelle Royale, puis Haendel-Vivaldi par Franco Fagioli à l'Opéra. Enfin, le dimanche, la seconde représentation d'Orphée à 17h et pour conclure, British Heroes par Eric Jurenas et La Chapelle Harmonique de Valentin Tournet.
Mais les réjouissances dominicales auront commencé dès 15h avec le récital de Riccardo Angelo Strano. L'occasion également d'admirer un lieu unique : la Grande Salle des Croisades aux impressionnants plafonds, piliers, voûtes et cimaises exhibant les blasons en marqueterie des maisons parties "reconquérir la Terre Sainte", blasons et magistrales portes sculptées encadrant les tableaux en pieds et à cheval de légendaires rois et chevaliers ainsi que les grandes scènes historiques.
Un cadre éblouissant qui n'aura pas intimidé le jeune Riccardo Angelo Strano. L'artiste s'est d'ailleurs mis dans les meilleures conditions pour accueillir son public (et se rassurer par la même occasion) : dans une veste de Roi Soleil, chantant le premier morceau assis devant son pupitre et pourtant pleinement éloquent et impliqué. Il se lève dès le second morceau, laissant la place à l'entrée du violoncelliste qui rejoint, avec le claveciniste, l'archiluthiste dont les cheveux bouclés caressent presque les cordes, assurément la table d'harmonie et la voix du chanteur.
Strano propose déjà l'essentiel des gestes techniques attendus d'un contre-ténor : mezza voce et messa di voce (mi-voix et conduite de voix), douceur ou légère tension dans le soutien (illustrant les délices et les tourments), souffles et élans, tenues droites et obstinées, débuts de râles graves, trilles de rossignol, sans oublier le port, la gestuelle et une maîtrise de la captatio benevolentiae (arme fondamentale de la rhétorique : capter la bienveillance de l'auditoire). Il prend bien la mesure sonore du salon d'apparat, mais le chanteur convoque pour ce faire un soutien râpeux qui prendrait trop le pas sur le timbre dans une plus grande salle.
Cependant, dans les mouvements intermédiaires (passages d'un registre à l'autre, accélérations, montées dans les aigus et les nuances), la voix est encore incertaine, la justesse et le placement rythmique se perdent de manière récurrente et prononcée. La ligne s'élance au-delà du contrôle, mais l'ensemble est porté par une douce assurance, entre la candeur et l'œillade.
Il tire ainsi vers la douceur les terribles oxymores qui composent chacun de ces textes : "Très doux soupirs [...] oh, viens radoucir mon amère douleur. [...] sans mort je ne peux souffrir un si long martyre, et si je meurs, mourra mon espérance encore, de ne jamais voir une si belle Aurore" (Dolcissimo sospiro et Vedrò ‘l mio sol de Caccini, extraits des Nuove Musiche), "Je veux sortir de la vie, je veux que sombrent ces os en poudre et ces membres en cendres [...] À Dieu cruel, tes orgueils demeurent [...] et si jamais je t'ai offensé, alors pardonne-moi." (Voglio di vita uscir, air de Benedetto Ferrari), "Là, enterré, je gémirai afin que dure toujours mon martyre il me donna le Destin de ne pouvoir mourir." (Cedo vinto, air extrait de La lotta d'Ercole con Acheloo d'Agostino Steffani).
Sur "Cor’ingrato" (Rinaldo de Haendel), il assume et assure un "furor" très grave (en restant en voix de tête, sans recourir au registre de poitrine), cela contribue à lui obtenir de puissantes acclamations publiques (malgré des passages complètement égarés dans une autre tonalité, des écarts de justesse d'autant plus regrettables que le chanteur, dans la note d'intention du programme, rappelle justement lui-même que l'expression "bel canto" ne concerne pas que le XIXe siècle mais également le répertoire des deux cents ans précédant, et que "bel" signifie aussi juste).
Nonobstant, Strano fait déjà la démonstration de son métier par le choix du programme. Non seulement enchaîne-t-il des merveilles mais il sait en outre placer des intermèdes instrumentaux offrant du répit à sa voix (qui devra impérativement gagner en endurance) et il sort même de scène après le sublime "Cor’ingrato" renforçant encore sa réussite et le désir du public. Il revient ensuite recueillir les bravi, après l'haletant Lusinga di chi pena (Nicola Fago) et avoir déployé (sur Quall'or non veggio, du même compositeur) le long discours typique récitatif/aria des opéras seria. De quoi donner envie de le recroiser, ailleurs que chez les croisés.