Tassis Christoyannis offre une soirée poético-musicale aux Bouffes du Nord
Poésie ou musique ? Pourquoi choisir quand Tassis Christoyannis offre les deux dans la même soirée ? Rarement comme lundi soir la musique aura donné cette impression très nette d’être le prolongement naturel de la poésie. Rarement le public aura eu à ce point le sentiment que la mélodie est en fait une façon, une proposition particulièrement fine et aboutie, de fixer la déclamation de tel ou tel poème choisi par le compositeur.
C’est que Tassis Christoyannis possède l’art du mot comme peu. Un art qui n’est pas seulement celui de l’articulation – laquelle est au demeurant exceptionnelle : les spectateurs n’ont guère besoin de recourir aux textes imprimés pour profiter pleinement de ce moment poético-musical. L’art du mot, c’est aussi celui consistant à accentuer légèrement telle syllabe, à mettre en lumière tel mot (la prononciation quasi gourmande du dernier « Porte bonheur ! » de Fleur de bonheur (Félicien David), ou du mot « amour » dans le dernier vers de Si mes vers avaient des ailes de Reynaldo Hahn), le tout avec un naturel confondant, sans jamais sombrer dans le maniérisme.
Musicalement, le timbre, soyeux, aux reflets mordorés, capable de légèreté comme de profondeur, est d’une qualité égale sur toute la tessiture, et séduit plus encore dans l’urgence du concert que lorsqu’il fait l’objet d’enregistrements. La technique du chanteur est à l’avenant, qui lui permet des vocalises tantôt pianissimo, tantôt forte (sur le mot « paradis » dans Le Tchibouk de Félicien David), un contrôle du souffle remarquable (un exemple parmi tant d’autres : l’enjambement entre les deux derniers vers des Papillons de Fernand de la Tombelle – « Beaux papillons blancs, quand pourrai-je / Prendre le bleu chemin de l’air » – qu’aucune respiration ne vient briser, ou les hexasyllabes (vers de six syllabes) du Nuage de Félicien David, tous liés deux à deux dans une même tenue de souffle), des contrastes saisissants (l’alternance piano/forte entre « L’amant qui chante » et « Et pleure aussi » dans L’Aube naît d’Édouard Lalo), de subtils passages en voix mixte ou en voix de tête. Le chant semble dérouler son velours sans effort, sans que le public ait jamais le sentiment d’assister à un tour de force.
L’interprétation n’est pas en reste. Tassis Christoyannis se montre tout aussi convaincant dans l’élégie (L’Aube naît, Lalo/Hugo), la nostalgie mélancolique (Tristesse, Lalo/Silvestre), le désespoir amoureux – la voix semble se mouiller de larmes dans la formule qui conclut chaque strophe de Medjé (Gounod/Barbier) : « Quand je meurs de t’aimer » –, ou l’évocation de la solitude (La Splendeur vide, Saint-Saëns/Renaud). Tassis Christoyannis vit littéralement le texte et la musique qu’il interprète au point d’accompagner son chant de gestes expressifs. A plus d’une reprise, il semble même réfréner un pas de danse lorsque le rythme se fait plus allant ! L’artiste dispose d'ailleurs d'un véritable talent comique, notamment exposé dans l’interprétation magistrale de deux fables de la Fontaine (Benjamin Godard) : La Cigale et la Fourmi, dont la caractérisation des trois voix (celles du narrateur et des deux personnages) est irrésistible, notamment lorsque la Cigale fait valoir ses talents de chanteuse (« Je chantais, ne vous déplaise »), avec emphase et vibrato excessif à l’appui, et surtout Perrette et le Pot au lait qui permet au baryton de mettre en lumière ses dons de conteur : insouciance joyeuse de l’introduction, ambition galopante, revirement brutal et comique de la chute, tout y est, et le public, qui jusqu’alors prenait soin de ne pas applaudir entre les mélodies d’un même cycle, ne peut ici retenir son enthousiasme !
La composition du programme donne à entendre des pièces peu souvent chantées et ménage de jolies transitions (entre les mélodies plus ou moins orientalisantes de la seconde partie, par exemple). Le pianiste Jeff Cohen propose, en lieu et place d’un simple accompagnement, une subtile co-interprétation de chaque morceau, avec une magnifique variété de couleurs, de l’ambiance glacée d’À une jeune grecque de Gounod (avec la répétition lancinante des mêmes cellules rythmiques et mélodiques soudainement parcourues par de furtifs frissons égrenés par le piano), au martèlement fier et viril du piano accompagnant le chant du fumeur de Tchibouk (Félicien David).
Le public manifeste une exceptionnelle qualité d’écoute. Tassis Christoyannis offre quatre bis, proposant une jolie ouverture européenne : outre un splendide « Si mes vers avaient des ailes » de Reynaldo Hahn, Gounod est de nouveau sollicité deux fois, avec une mélodie d’inspiration italienne sur un texte de Metastase (« Quanti mai »), et une autre sur un poème de Lord Byron : Maid of Athens, dans laquelle Tassis Christoyannis a le plaisir de chanter furtivement quelques mots grecs « Zoë mou, sas agapo » : « Zoë, je vous aime ». Jolie transition avant le dernier bis : la tendre berceuse grecque de Giorgios Kouroupos, « Nanou-nani », délicate façon de prendre congé de l’auditoire.
Nombreux sont ceux qui souhaiteront prolonger le charme de ce concert. C’est chose possible avec les divers enregistrements gravés par Tassis Christoyannis et son complice Jeff Cohen : les mélodies de La Tombelle, Saint-Saëns, Lalo ou David sont parues chez Aparté, et un CD de mélodies de Gounod doit paraître dans trois jours. Par ailleurs, la veine comique de Tassis Christoyannis aura de nouveau l’occasion de s’épancher dans le rare Maitre Péronilla d’Offenbach au TCE le samedi 1er juin 2019 (à réserver ici) !