Inventivité entre classique et jazz, Schubert & Ellington aux Bouffes du Nord
Ces salons permettent à des musiciens de tous bords de se rencontrer, de créer et d’expérimenter leurs idées librement. Les Bouffes du Nord, lieu de création musicale et théâtrale où tous les genres musicaux se côtoient, forment un cadre idéal pour l’accueil de ce moment musical hors norme convoquant des compositeurs reconnus pour leur volonté d’échapper aux clivages. Le goût commun de ces quatre artistes pour la belle phrase et la belle mélodie les oriente vers deux compositeurs extrêmement différents : Franz Schubert et Duke Ellington, deux grands musiciens qui « ont su créer des mélodies vocales d’une simplicité et d’une beauté sans égales ».
Après une entrée progressive de la musique dans la quasi-obscurité, sons bouche fermée de la chanteuse, accords égrenés au piano, sons harmoniques au violoncelle, Come Sunday s’enchaîne à Die Junge Nonne. Le ton est donné et toute la soirée transporte le public d’un univers à l’autre de façon subtile, à l’aide de transitions musicales étonnantes, pulvérisant les barrières stylistiques.
Dans le monde lyrique, plusieurs artistes viennent du jazz ou de la pop (Renée Fleming) ou, dans une volonté d’élargir leur répertoire, s’ouvrent au jazz (Natalie Dessay chante Michel Legrand). De même, des jazzmen s'inspirent de certains classiques, Bach étant souvent cité comme le compositeur le plus à même de « groover ». Certains compositeurs revisitent des œuvres du répertoire, comme par exemple Hans Zender avec Schubert, créant Schubert Winterreise donné à l’Opéra Comique l'hiver dernier. L’originalité de la soirée est le résultat de la rencontre de deux interprètes venant du classique et peu aguerris à l’improvisation, et de deux autres musiciens venant du jazz, peu entraînés à la rigueur d’une musique écrite. Leur volonté de communiquer, d’inventer, de créer un matériau sonore inédit transparaît à chaque instant.
Karen Vourc’h est une artiste éclectique : reconnue dans le répertoire classique, elle chante sous la direction de chefs prestigieux (Kent Nagano, Sir John Eliot Gardiner). Affectionnant la musique du XXe siècle (très applaudie pour sa Mélisande), elle collabore avec des compositeurs contemporains comme Pascal Dusapin ou Péter Eötvös. La technique lyrique de la soprano ne nécessite donc pas d’amplification pour interpréter les chansons de Duke Ellington et permet une grande variété de timbres et d’attaques. Ainsi maîtrise-t-elle les sons droits, la voix soufflée, les nuances extrêmes dans le piano, les glissandi, et les débuts de sons pris en-dessous. Cependant le relâché de l’émission vocale, la volonté de chanter « cool », sans effort, endommage la justesse aussi bien dans les chansons jazz que dans les Lieder de Schubert. La couverture des voyelles (les A chantés  ) suscite une belle rondeur de timbre mais, favorisant les harmoniques graves, le résultat sonore est souvent trop bas.
Afin de recréer l’ambiance de travail, de recherche vécue lors du Salon idéal, Karen Vourc’h interprète Lied der Mignon assise sur le même tabouret que le pianiste et à terre pour Wild is the wind de Nina Simone. Bien que son image se rattache au jazz, Nina Simone reste inclassable. Elle côtoie de nombreux styles musicaux variés (folk, soul, blues, classique) ce qui la relie au répertoire choisi par les quatre artistes. Rappelons qu'initialement elle voulait se former au piano classique mais, subissant une discrimination, ne put entrer au conservatoire en raison de sa couleur de peau.
Le travail créatif sur les œuvres classiques est notable avec des arrangements des parties orchestrales ou des instrumentations de pages pianistiques. Ainsi Épiphanie d’André Caplet, à l’origine pour orchestre et violoncelle, devient ce soir une sorte de grande cadence valorisant l’ampleur du jeu et de l’interprétation de Louis Rodde. L’orchestre est réduit à un ostinato au piano, une note grave répétée, au timbre transformé (étouffoirs maintenus baissés), produisant un effet percussif. Ce compositeur est aussi bien connu pour son travail sur les œuvres de Debussy : ses orchestrations de pièces pour piano (Children’s Corner) ou inversement ses réductions pour piano de pages orchestrales (Images, La Mer). Thomas Savy, en terrain connu, fait en outre montre d’une grande virtuosité à la clarinette basse.
Les arrangements du Prélude n°8 opus 87 de Chostakovitch pour violoncelle et clarinette (sans le piano de la version originale) et du Lied Gretchen am Spinnrade de Schubert, pour le trio instrumental sont de beaux exemples des transformations possibles d’une partition sans que l’essence même de la musique n'en soit altérée, et qui mettent en évidence la grande musicalité des interprètes. La soprano est investie par ce Lied hautement expressif. Cependant l’émission vocale allégée est périlleuse et se transforme en cri lorsque l’intensité musicale culmine.
L’inventivité, clé de voûte de la soirée, Guillaume De Chassy n’en manque pas dans son interprétation libre et pleine d’humour de l’Impromptu n°2, op 90 de Schubert. Il égrène les doubles croches de cet Impromptu avec une certaine désinvolture, ponctuant les pages de Schubert d’improvisations. Il va jusqu’à citer l’introduction de Gute Nacht, premier Lied du Voyage d'hiver au milieu des guirlandes de notes de cet opus.
Avec Canto, Pascal Dusapin trouve toute sa place dans ce programme. Avec la voix, la clarinette et le violoncelle sont ses instruments de prédilection. Ses propos sur l’acte de création ont certainement interpellé les quatre artistes de ce soir : « Composer n'est pas démontrer. Composer, c'est inventer des impulsions et des flux. [...] Composer, c'est inventer des chemins de traverse, des éloignements, des distances ». Canto propose un voyage à travers les âges, tel un grand récit monteverdien et à travers le monde, évoquant l’Asie par un riche jeu d’ornementation (glissandi, quarts de tons). L’interprète déploie une grande souplesse, visitant ces divers modes de chant tout en délicatesse.
Le concert s’achève sur un savant mélange de La Truite de Schubert et Caravan de Duke Ellington. L’habileté et le bonheur des interprètes à traverser les murs stylistiques touchent le public, provoquant pour finir un bel ensemble d’applaudissements.