Grenade l'Andalouse : Jordi Savall, de l'Orient au Nouveau Monde
La musique traverse les cultures : les modes arabo-andalous rencontrent ici les très-chrétiens chants monacaux. Comme Grenade fut un carrefour d'influences politiques et religieuses, les traditions musicales se répondent (elles ne se succèdent pas, elles ne se remplacent pas car elles conservent toujours des éléments de la tradition locale, même si elles se traitent mutuellement d'Infidèles). Suivant les différentes "époques", le programme musical parcourt les différentes dominations sur Grenade : époque Ziride, puis Almoravide, Almohade, Nasride, la dynastie des Muhammad, jusqu'à la fin du Royaume de Grenade avec la domination Castillane.
Cette domination meurtrière n'a donc aucune commune mesure avec les événements contemporains en Espagne, mais une fois cette distinction absolue posée, force est de constater que la "domination castillane" est un thème qui plane évidemment sur la soirée, sur la figure de Jordi Savall et qui se décrypte facilement dans les sous-entendus de son discours, lui le grand défenseur revendiqué et actif de la cause Catalane. Mais l'essentiel est davantage dans le message de paix, d'harmonie, de rencontre entre les peuples et les traditions musicales, racontant une histoire de métissages.
Ces changements sont narrés par un conteur au micro, qui propose une belle voix mais qui est trop fortement amplifiée par rapport aux musiciens (dont les jeux et chants sont bien plus éloquents pour conter un peuple, d'autant que les paroles et les épisodes historiques sont projetés traduits en sur-titres). L'enjeu essentiel de ce projet musical tient dans la rencontre immédiatement et très concrètement visible et audible entre les instruments orientaux et les instruments de musique ancienne occidentale. Cette rencontre, ce mariage, permet celui des traditions et des cultures : il est ici franchement réussi comme en témoignent à la fois l'accueil exceptionnel du public (qui offre des acclamations à chaque interprète dès l'entracte, comme s'il saluait déjà un grand final), mais également le souffle continu, mystique et envoûtant qui parcourt sans s'arrêter le concert (finissant, de fait et heureusement, bien plus tard que prévu).
Les ouds rencontrent les vièles et les violes (soprano, ténor et basse), le kanun et le santûr résonnent avec la harpe, le ney et le duduk épousent la flûte, la guitare mauresque salue la guitare baroque, avec le soutien des cuivres occidentaux : cornet, trompette, chalémie (ancêtre du hautbois), sacqueboute (ancien trombone) tandis que les percussions jouent même ensemble tous les morceaux. Les traditions se suivent et se ressemblent, elles se rencontrent sans s'opposer ni se fondre mais en s'enrichissant de leurs particularités, jusque dans les chants, jusque dans les langues avec deux traditions exemplaires, deux unions éblouissantes (et musicales) : le ladino (fruit du vieux castillan et de l'hébreu) et le mozarabe (chrétien du monde arabe).
Subitement, la salle peut se plonger dans le noir et offrir une cérémonie mystique, celle de moines chrétiens portée par un fascinant quatuor de chanteurs. Ces parenthèses dans le périple d'orient représentent bien l'isolement des missions catholiques en terre Andalus. Ce quatuor masculin est d'une diversité à ce point impressionnante qu'elle verse franchement dans le disparate, c'est déjà le cas par la seule voix de Marc Mauillon et son placement toujours aussi étonnant de baryténor, qui de ce fait offre en même temps un support harmonique à la basse Daniele Carnovich, mais aussi un contrepoint d'égal à égal avec le ténor Lluís Vilamajó, l'accompagnant avant de le laisser s'ébattre dans des vocalises mélismatiques (l'ornement baroque répond par son soutien à la beauté huileuse de l'ornement oriental). Le quatuor se complète par les élans intermittents du contre-ténor David Sagastume et devient quintette avec la soprano râpeuse Adriana Fernández aussi distante dans les ensembles.
Si l'occident réserve le chant au soliste, l'ensemble des musiciens d'orient peut naturellement entonner les lignes, à tout instant, comme le prolongement naturel de leurs improvisations instrumentales. Un soliste masculin (Lior Elmaleh) se focalise cependant sur le chant, offrant une voix typique (de celles qui, même grave, monte avec un pincement naturel vers des aigus mélismatiques). Il rythme le voyage et le referme dans son duo avec l'autre soliste, Waed Bouhassoun, qui est aussi maîtresse en oud et sort indéniablement du lot pour sa robe blanche et bleue (dans un effectif tout de noir vêtu) et la nostalgie aussi affligée que résiliente de ces traditions. "Le cœur se serre, les senteurs se font plus douces que miel".
Grenade l'Andalouse, Grenade explosive dans l'éclat de son message musical et pacifiste.