Renversante Lucia di Lammermoor au Metropolitan Opera
L’éclairage de T.J. Gerckens est pour beaucoup dans l’impression immédiate de malaise qui se dégage du décor du premier acte. L’action ici ne se situe pas au seizième siècle mais mélange le romantisme cher à Walter Scott, une pointe de gothique par les lumières blafardes, et l’époque victorienne par les costumes. Dans un jeu de perspectives élaboré, devant l’ombre découpée d’un austère château, une petite pente recouverte de mousses et de fougères fidèles à la nature écossaise domine la scène. La fontaine aux sirènes en ruine est là, placée côté cour. Seuls les éclairs viennent apporter une clarté intempestive sur ce décor quasi-sépulcral.
La rencontre de Lucia di Lammermoor et du fantôme est littéralement représentée, sous les traits d’une jeune fille qui touche la main de Lucia. L’aspect fantomatique est accentué par une couche de fond de teint blanc, préfiguration de la dernière apparition de Pretty Yende sur scène, spectre muet recouvert du même maquillage.
Le château des Lammermoor poursuit le choix d’une imagerie gothique puisque même les meubles ont une dimension spectrale, tous recouverts de tentures blanches, qui ne sont enlevées que pour le mariage de Lucia et Arturo, alors que les lustres, presque aussi gigantesques que ceux de la salle, s’élèvent et éclairent la scène d’une lumière douce. Transposition victorienne oblige, c’est devant une chambre photographique que les figurants joyeux se rassemblent autour de Lucia, sombre et hagarde.
Une fois mariée, un escalier de traverse auparavant dissimulé se dévoile, sur lequel Lucia déambule, fuyant son mari alors que le chœur célèbre son mariage plus bas. L’escalier coulisse ensuite, et ne reste plus qu’une immense pleine lune, à laquelle s’ajoutent des pierres tombales, un arbre hivernal et le porche du cimetière. La procession du chœur masculin, cortège funèbre de parapluies et uniformes noirs, maintient la mise en scène dans l’esthétique vestimentaire victorienne adoptée depuis le début. Lucia revêt de multiples robes victoriennes avant de signer le contrat de mariage en robe framboise. La seconde robe nuptiale, virginale, est vite tachée du sang d’Arturo, robe qu’elle ne quitte plus jusqu’à revenir en fantôme.
La soprano Pretty Yende incarne, au sens premier du terme, la maudite et folle Lucia. Tournoyant avec sa dame de compagnie, son visage radieux perd ensuite sa luminosité, loin du monde des vivants et de la raison. Les yeux déjà hagards pour sa rencontre avec le fantôme, Pretty Yende façonne graduellement le basculement vers la folie de Lucia. Sœur violemment soumise à Enrico, amante désespérée à laquelle Edgardo arrache l’anneau symbolique de leur amour, meurtrière qui joue avec son voile de mariée et son couteau tachés de sang, enfin figure fantomatique qui aide Edgardo à se suicider, Pretty Yende déambule, chancelle, tombe, s’évanouit.
La multiplicité de son jeu de scène n’a d’égale que celle de sa voix. Chaque son produit construit un effet visuel pour l’auditoire, celui d’une pierre précieuse qui prendrait une couleur et une dureté différentes selon la situation. La légèreté du propos apporte une clarté adamantine, vibratos subtils et trilles souples. La pierre noircit ensuite, lorsque la tonalité est lugubre, dans un cortège de vibratos bien plus accentués. Les mélismes communs des Ashton frère et sœur ancrent Lucia dans le désespoir. Lorsqu’elle est contrainte d’épouser Arturo, la projection vocale de la soprano est réduite, avant de reprendre, forte mais imprégnée de la folie de Lucia, puis de se rétracter à nouveau, au fur et à mesure que Lucia divague, croit voir Edgardo et se perd dans un discours décousu. L’air de la folie pousse les aigus à leur paroxysme.
Mais la Lucia de Pretty Yende ne serait pas si mémorable sans le reste du plateau vocal qui reçoit lui aussi son lot d’ovations, le public se laissant aller à de longs applaudissements et bravi quasiment à chaque intervention des rôles principaux. Aussi attendu que Pretty Yende, Michael Fabiano est un Edgardo d’abord un peu sourd, légèrement voilé, avant que le coffre du ténor ne s’élargisse pleinement, langoureux et fougueux. Le rôle est travaillé en bonne intelligence avec le texte. Ainsi, à la fin du premier acte, les « ardents soupirs » « Verranno a te sull'aurei miei sospiri ardenti » offrent une projection ténue sur « sospiri » qui dans la seconde, redevient intense sur l’adjectif. Mais Michael Fabiano se révèle vraiment sous la colère d’Edgardo, fou de rage et prêt à en découdre avec Enrico sur leur duo « Sconsigliato » au deuxième acte. Les aigus du ténor vibrent et fendent l’air, avant de s’amoindrir au troisième acte. Michael Fabiano est un Edgardo agonisant, ponctuant de silences un bouleversant « Tu che a Dio » soutenu par le chœur et Raimondo.
La basse d’Alexander Vinogradov subjugue. Il imprime à ses graves une juste mesure de douceur et de componction au début du premier acte. Somptueuse voix de la raison, la fonction de chapelain et commentateur de Raimondo commande une solennité qu’Alexander Vinogradov maîtrise parfaitement, les graves cherchés au plus profond de la poitrine, jusqu’à son apport final à l’agonie d’Edgardo, où les graves vibrent d’une intensité renouvelée.
La stature de Quinn Kelsey sied au bouillant Enrico. Aux abois, le baryton insuffle un timbre fiévreux à ses graves qui forcent le respect et amènent les premiers applaudissements. La voix remplit le contrat de caractérisation du personnage. Réduisant sa sœur à l’acceptation du mariage avec Arturo, les graves grondent, menacent et imposent, éclatent face à Edgardo et ne s’adoucissent qu’au moment du constat de la folie de Lucia et du remords, « Ella sta fra morte e vita! » (« Elle est plus morte que vive »).
La chaleur de timbre du ténor Mario Chang porte l’assurance et l’impétuosité d’Arturo. Autre ténor, Eduardo Valdes est un Normanno à la diction impeccable mais un peu couvert par l’orchestre. La mezzo soprano Edyta Kulczak dispense à son Alisa, dame de compagnie de Lucia, de beaux vibratos sur des aigus cristallins.
Le chœur, toujours bien en place, s’adapte à chaque situation, plein d’ironique félicité pour le mariage, basses et sopranos se renforçant l’un l’autre. Magistrales, les voix masculines se posent en soubassement de la colère d’Edgardo avant de compléter son agonie.
La direction de Roberto Abbado fait vibrer l’Orchestre du Metropolitan Opera (et de Gaetano Donizetti) sur les premiers éclairs. Les cuivres, puissants et martiaux, renforcent la caractérisation d’Enrico. La harpe magnifie la chute de flocons de neige sur le décor hivernal, les legatos du violoncelle accentuent le désespoir de Lucia au moment du mariage. L’harmonica de verre, angoissant et envoûtant, finit de plonger Lucia dans les affres de la folie.