La Clémence de Titus : un Gand classique
Plus impériale que l’empereur, cette mise en scène signée Michael Hampe est plus classique que classique, important dans le classicisme de la Rome antique des symboles classiques de différentes contrées et périodes historiques. Le décor de Germán Droghetti a beau être unique, il est ainsi multiple car génialement et rapidement métamorphosé : un palais aux géométries franches, soutenu par des colonnes corinthiennes, couronné par un dôme impressionnant se cache quelques instants derrière le rideau de scène blanc brodé d’une immense couronne de lauriers dorée et il se présente à chaque fois nouveau : l’intérieur du boudoir de Vitellia devient naturellement le bureau impérial de Titus, ou bien les coursives propices au complot lorsque les rideaux pourpres sont remplacés par des portes aux frappoirs en lions dorés, le rideau se baisse et se relève bien vite sur une agora : les portes se sont simplement ouvertes pour offrir la perspective vers un Capitole empruntant ses obélisques aux Égyptiens et son dôme au Taj Mahal... Ces changements de plateau se poursuivent, ils sont un point fort du spectacle, permettant d’enchaîner naturellement les nombreux lieux et épisodes dramatiques en conservant, en stimulant même le tempo de l’action et de l’orchestre soutenu. Les levers de rideau dévoilant en même temps un nouveau lieu et un plateau investi par les nombreux choristes des lieux très bien costumés (tout autant que justes et soutenus vocalement par la fosse et la préparation de Jan Schweiger) provoquent même des murmures d’admiration parmi le public.

Dans un même esprit de syncrétisme des classicismes, les toges et robes romaines (également signées Germán Droghetti) côtoient les smokings avec nœud papillon blanc ou les coupes militaires rappelant à la fois d’antiques, récentes et terribles milices. Les deux personnages féminins doivent porter les robes les plus incroyables (sans lésiner sur les brillants, boucles, tiares et même un sceptre doré). Les deux personnages de pouvoir sont en militaires modernes, une cohorte venant vêtir et armer Titus-César-Napoléon de ses attributs (cape, lauriers, sceptre au pommeau d’aigle) avant qu’il ne monte littéralement sur un piédestal, tandis que Publio et ses sbires montrent ce qu’auraient été les SS s’ils avaient eu des casques prétoriens, des glaives (mais également des menottes). Enfin les deux rôles travestis et amoureux sont habillés tels des dandys avec leurs beaux costumes et une cape. D’ailleurs, le port de la cape se répandra petit à petit pour contaminer les autres acteurs, puis même les actrices au point que les tutti finissent par ressembler à une convention de vampires.

Le vampire en chef semble toutefois être dans la fosse : Stefano Montanari bagué et en tenue gothique ne manque assurément pas d’une vitalité sanguine avec l'Orchestre Symphonique de l’Opéra Ballet de Flandre ! Sa direction est très souple, tournoyant, expirant, exaltant, exhalant littéralement avec sa phalange. À de nombreuses reprises, le spectateur se demande et cherche du regard quel est le personnage qui pleure et qui soupire... il s’agit en fait du chef. Entraînant, emportant les chanteurs, le tempo est toujours très soutenu (dans le double sens de ce terme : à la fois rapide et maîtrisé). Quelques coups d’archet rappellent les coups de poignard qui menacent tous les empereurs romains. Les cuivres et les timbales impressionnaient déjà une heure avant le lever du rideau durant leur échauffement clair, rond et sonore. Les fanfares qui ponctuent cette œuvre sont autant de merveilleux moments rutilants par le timbre et le placement sans même avoir besoin de dépasser le mezzo forte. Une autre de leurs grandes qualités est d’introduire puis de porter le plateau vocal avec une grande justesse.
La voix rappeuse de Vitellia (Agneta Eichenholz) est assez sonore pour ce beau théâtre-bonbonnière en fer à cheval, et ce aux deux côtés de l’ambitus, dans la douceur des graves non-poitrines comme lorsqu’elle rayonne en passant dans le registre aigu alors que son médium compresse ses harmoniques. Elle compense également un manque d’endurance par sa concentration et grâce à la direction d’acteurs (simple, basique, efficace) qui lui offre des moments pour franchement s’ancrer dans le sol, se camper et déployer ses élans vocaux. Les trop rares et fugaces interventions de Servilia laissent tout de même au public le plaisir d’entendre Anat Edri interpréter l’air S’altro che lacrime avec chaleur dans les graves, pleine homogénéité vibrée dans les aigus et des transitions légèrement tubées.

Titus trouve en Lothar Odinius la voix de commandement qui sied à son statut impérial avec des graves impressionnants pour un ténor, des éclats sur les accents mais tout en sachant instiller la fragilité du personnage par certains décrochements et mezza voce d’abord calculés, mais qui sont hélas ensuite l’effet de la fatigue. Le vibrato croît alors molto mais ne brise pourtant pas la prosodie naturelle de ce bel acteur jouant-chantant. Seyant également au costume et à la mine sombre de Publio, la voix basse de Markus Suihkonen vrombit mais hélas non pas dans des fréquences qui lui permettraient de franchir la fosse (penchant son corps vers l’avant, il ramène vers lui le menton et donc la voix).
Sesto brille par l’intensité notamment dans son célèbre "Parto, Parto" face à une Vitellia impériale de mépris. La mezzo Anna Goryachova doit toutefois chercher les graves et le soutien trop loin dans le souffle et en baissant trop le menton, cela ne l’empêche pas d’offrir des vocalises bien déliées et justes, appuyées sur un medium placé, même dans les soupirs. Cecilia Molinari douce comme son Annio campe un caractère incertain mais la voix tourne fort bien dans sa bouche pavillonnée jusqu’aux aigus un peu tendus.

La Clémence sera finalement accordée par Titus glorieux sur son piédestal mais devant le Capitole brûlé (puissante métaphore double d’un pouvoir bâti sur les cendres et voué et à la poussière). Le public accordera lui aussi sa clémence vis-à-vis de la prononciation italienne globalement problématique sur le plateau, d’autant que les spectateurs doivent s’en remettre à leur connaissance de l’histoire ou de la langue flamande (la seule utilisée pour les sur-titres et le programme). Plus que sa Clémence, le public couronne finalement de longues acclamations ce spectacle impérial.
