Roméo et Juliette bouleversent New York
Les lustres iconiques du Metropolitan sont à peine remontés vers le plafond que déjà, la scène est déployée, sans rideau, tous les figurants du bal chez les Capulet venant progressivement se placer dans un décor classique. Un grand bâtiment de pierres sombres à l’architecture en arcades, offrant un large choix de balcons pour la scène la plus célèbre, occupe quasiment toute la scène. Une colonne corinthienne côté jardin et quelques façades supplémentaires en fond figurent Vérone, transposée ici au dix-huitième siècle. Sur le devant de la scène, dans le fond du décor, sur les balcons, c’est une myriade de danseurs-choristes qui se déploie dans la scène d’exposition. Les costumes sont variés : masque de médecin de peste, coiffe de derviche tourneur, robes de bal somptueuses caractéristiques du dix-huitième siècle.
Pour le mariage de Roméo et Juliette, un autel et des vases de lys blancs sont apportés par des complices de Frère Laurent, un dais d’un blanc virginal est suspendu, avant de tomber au moment de la mort de Tybalt et de Mercutio. La symbolique du drap blanc est maintenue pour figurer un gigantesque lit nuptial, dont le drap est déposé au sol par des figurants, avant de servir, ironiquement, de voile et de robe de mariée pour le mariage de Juliette et Pâris. Le changement de décor pour le dernier acte est réalisé devant le public, les éléments du caveau familial des Capulet sont lentement apportés par des figurants. La porte du caveau descend des cintres, et Juliette, recouverte d’un linceul blanc, est déposée sur l’une des tombes.

Charles Castronovo et Ailyn Pérez sont en parfaite harmonie dans leurs duos et dans leur gestuelle propre et conjointe. La soprano adapte ses aigus à chaque moment-clé de Juliette. D’abord bouillonnants de vigueur, ils transposent sa joie et son étourdissement, en particulier sur le tant attendu « Je veux vivre » qui lui vaut un tonnerre d’applaudissements. Ils se font déchirants dans le dernier acte, en particulier dans la scène du poison. Ses vibratos bien placés compensent un français un peu récalcitrant sur les voyelles nasales et une articulation d’abord difficile à suivre, qui gagne en précision dans la scène du balcon. Les graves émeuvent du début à la fin, le jeu de scène est époustouflant. Ailyn Pérez tourbillonne au bal, est une convaincante amoureuse transie, une fiancée mortifiée qui s’achemine vers l’autel pour son mariage avec Pâris avant de s’évanouir. Pour la scène finale (réajustement de Gounod par rapport à Shakespeare qui permet un duo supplémentaire entre les amants), elle fait succomber sa Juliette en un coup de poignard précis qui glace d’effroi.
Pour sa prise de rôle, Charles Castronovo est un Roméo à la portée admirable. Le ténor transmet la vigueur et l’insouciance de la jeunesse par de puissants graves, des aigus volontairement légers qui, une fois le coup de foudre déclaré, prennent une texture caressante. Précédant l’arrivée de Juliette sur le balcon, ses vibratos émeuvent, puis électrisent pour la scène finale. Sa diction irréprochable et son excellente prononciation du français se maintiennent tout au long de la représentation. L’air déchirant de « l’Alouette et du Rossignol » lui fait déployer un changement constant de timbre qui suit précisément les paroles et variations d’humeur de Roméo, inquiet, amoureux ou résigné. Sa gestuelle minutieuse suit elle aussi intelligemment l’évolution du personnage.
Même constat pour son fidèle Mercutio campé par le baryton Joshua Hopkins. Moqueur et badin pour la « ballade de la reine Mab », ses graves foisonnent, puis se font grondants et menaçants devant Tybalt avant que Mercutio ne succombe. Laurent Naouri endosse magistralement le rôle de Capulet. Sa tessiture de baryton-basse est exploitée dans toute sa densité. Des graves de Stentor portent justement le caractère ombrageux du personnage, et jouxtent des aigus tranchants et impétueux qui jaillissent sous l’effet de la colère, démultipliée par un coffre puissant et un jeu de scène régalien en osmose avec le personnage.

Karine Deshayes en Stephano, attendue sur l’ « air de la Tourterelle », reçoit l’approbation du public pour la justesse de sa diction, le placement précis de ses vibratos et des aigus gracieux et chaleureux. La mezzo-soprano Maria Zifchak est une touchante et protectrice Gertrude, dont le français parfaitement articulé bénéficie de beaux aigus vibrés. Bradley Garvin met au service de Pâris sa voix de baryton-basse dans des graves robustes, répondant merveilleusement aux premiers aigus puissants de Tybalt, campé par le ténor Bogdan Volkov, dont la vindicte teinte le timbre d’aigus fiévreux avant de tomber sous les coups d’épée de Roméo. Le baryton Kwangchul Youn interprète l’adjuvant Frère Laurent, officier du mariage clandestin et porteur de la fiole, dans un excellent français, mis en valeur par un placement de voix précis et des graves charpentés. Le baryton-basse Kevin Short, Duc de Vérone, condamne Roméo à l’exil par des graves quasi-sépulcraux.

Le Chœur du Metropolitan Opera, sous la direction de Donald Palumbo, présente l’œuvre dans un français d’excellente tenue. Puissant avant la mort de Tybalt et de Mercutio, il se pare ensuite d’une coloration sombre et solennelle qui sied au recueillement.
La direction de Plácido Domingo, déjà longuement ovationné à l’entracte et à son retour en fosse, propose une ouverture fougueuse, puis la battue est suspendue dans les airs lorsque la coloration se fait plus sombre, et la mélodie solennelle. La direction laisse chaque instrument exprimer pleinement sa palette propre. La harpe pour la scène du balcon rend avec justesse la douceur de l’intimité de la scène, les cordes elles aussi se font tendres. Le violoncelle, pour le réveil des amants, exploite toutes ses possibilités, véhiculant chaleur et douceur et précédant la flûte traversière, alouette grinçante.
L’adhésion du public se ressent dans une standing-ovation pour l’ensemble du plateau vocal, et redouble de plus belle pour célébrer la direction éclatante de Plácido Domingo.