Sensible Pelléas et Mélisande en concert au TCE
La soirée commence par un vibrant hommage du Directeur des lieux, Michel Franck (à retrouver ici en interview) à Jean-Claude Malgoire, habitué des lieux, de l’œuvre et des artistes présents, et mort quelques jours plus tôt. Pas de minute de silence toutefois : « Papy », comme le surnomme Michel Franck, n’aurait pas apprécié. Ce seront donc de longs applaudissements et, surtout, la musique de Debussy. Celle qu’il a dirigée pour sa dernière production, fin mars à Tourcoing (dont nous vous rendions compte ici).
De cette production, le public parisien retrouve les rôles-titre de Sabine Devieilhe et Guillaume Andrieux, ainsi que le Golaud d’Alain Buet. Les deux figures parentales, la Geneviève de Sylvie Brunet et l’Arkel de Jérôme Varnier, partageaient la scène de l’Opéra de Bordeaux en février. Étrangement, bien qu’ayant donc tous chanté le rôle en version scénique ou mise en espace au cours des trois derniers mois, ils se présentent avec leur partition. Si certains la posent et n’y jettent jamais un regard, d’autres, notamment Alain Buet et Guillaume Andrieux, s’y accrochent, perdant alors le contact avec leurs partenaires et avec le public. Le fait de baisser le menton nuit aussi à leur projection. Le public, en revanche, ne bénéficie pas de l’aide des surtitres, dont il n’a toutefois pas besoin tant la diction de tous les protagonistes est ciselée et compréhensible.
Sabine Devieilhe respire la fragilité et la délicatesse de son personnage : chaque geste est subtil, chaque note est émise avec sensibilité, d’une voix pure et flûtée, d’un phrasé piqué. Son « il ne m’aime plus », prononcé du bout des lèvres, est ainsi déchirant. La force de son regard lui permet d’exprimer un sentiment avec une grande économie gestuelle. Certaines moues coquettes et certains accents lyriques dans le chant semblent se perdre dans cette œuvre, résidus du reste du répertoire de la soprano.
Manifestement anxieux, Guillaume Andrieux (à retrouver ici en interview) chancelle sur ses premières phrases, ne s’aidant pas en tentant de se raccrocher à sa partition. Puis, une fois dans son rôle, il offre une caractérisation originale du personnage, juvénile et souvent souriant, très cohérente avec la description qu’en fait le livret. Son timbre clair de baryton, presque « ténorisant » parfois, est ainsi bien mis en valeur. Sa prononciation dynamique, qui fait rebondir les « Oh ! Oh ! » avec naturel, est également cohérente avec cette approche. Si sa voix manque parfois d’ampleur, elle n’est jamais forcée, même lorsqu’il livre un monologue intense à l’acte IV, élançant ses bras pour ouvrir sa cage thoracique ou les ramenant contre lui pour mieux contrôler son volume. À l’inverse, sa déclaration d’amour sur un souffle a cappella se place dans l’émotion, la retenue, la délicatesse et la fragilité.
Dans le rôle de Golaud, Alain Buet parvient à varier les timbres, caractérisant ainsi la double personnalité de son personnage, tantôt doux et protecteur avec un timbre soyeux, mais parfois jaloux et violent, la voix s’assombrissant alors (mais perdant en volume au passage). Ainsi, dans la scène introductive, sa voix est claire et attendrie. Il manque alors parfois d’implication dans le phrasé. Sans doute encore trop doux dans sa confrontation avec Mélisande ayant perdu sa bague, il ne se montre féroce qu’à partir de son duo avec Yniold, quand un accelerando marqué par le chef libère à son climax un prédateur qui soufflera le public jusqu’à ses excuses demandées sur le fil en voix mixte, avec une grande sensibilité, éblouissant par ses nuances l’amenant du murmure presque soufflé à un phrasé furieux.
L’ambitus de la partition dévolue à Arkel chatouille les deux extrémités de la tessiture basse. Jérôme Varnier dispose de graves dont la richesse en harmoniques égale la fortune royale de son personnage. Sa voix profonde est illuminée d’un vibrato léger et rapide. Les aigus sont bien émis également, à son grand soulagement, si l’on en croit le léger rictus qu’il ne peut refréner après ce périlleux passage. Sylvie Brunet couvre fortement sa voix toutefois puissamment projetée. Ses médiums patinés s’appuient sur une assise vocale structurée, qui plonge dans des graves sûrs et joliment timbrés. Dans l’aigu, elle gagne une douceur maternante bienvenue. Camille Poul est un Yniold chétif et craintif, dont le timbre est empreint d’une certaine gravité. Sa voix fine et pointue lance des aigus francs et intenses. Virgile Ancely chante les quelques mots dévolus au Berger depuis le second balcon, avant de venir se positionner sur scène dans le rôle du Médecin de sa voix martiale et bien placée.
Le chef Benjamin Levy conduit l’Orchestre de chambre Pelléas d’une battue nette, précise et large, indiquant d’une pichenette les départs (et parfois même les inflexions au beau milieu d’une phrase musicale) aux chanteurs placés dans son dos. Il peint d’abord des couleurs froides et austères. Puis, peu à peu, les teintes luxuriantes du royaume d’Allemonde apparaissent. Certains partis-pris semblent agressifs au premier abord, mais le propos musical est cohérent. La narration en revanche manque parfois d’élan : le duo rassemblant les deux frères aurait par exemple pu être bien plus virulent. Bien que l’orchestre soit sur scène, derrière les chanteurs, il joue parfois trop fort et couvre les voix.
Au moment des saluts, les vivats sont nombreux pour accueillir l’ensemble des protagonistes. L’interprétation sensible donnée de cette œuvre enivrante a su transporter son public.