Sortilèges à Rochefort - féerique mise en scène pour Colette et Ravel
Défi de taille : la partition de Ravel demande un grand orchestre et une distribution de 21 personnages fantastiques, sans compter les nombreux membres des chœurs d’enfants et adultes. Le livret de Colette regorge de didascalies précises et imagées qui se suivent rapidement, réclamant meubles, vaisselle, tapisserie, livres, feu, forêt, insectes, oiseaux et autres bêtes qui doivent prendre vie, chanter et danser. Colette, femme de music-hall tout autant qu’écrivain, a rêvé un spectacle complet : théâtre, mime, chorégraphie, habité de multiples métamorphoses. On comprend alors que bien des compagnies, et pas seulement pour des raisons financières, hésitent, pour un spectacle aussi bref (50 minutes) à affronter “à la lettre” le délire onirique de Colette et le génie orchestral de Ravel. Comment voir, par exemple, les personnages et animaux d’une scène pastorale surgir des lambeaux d’une tenture lacérée (ce que réclame le livret) ? Faut-il ouvrir le spectacle par les seuls souliers et jambes gigantesques de la mère, surplombant et comme écrasant le petit enfant ?
Heureusement, et pour la plus grande joie du spectateur rochefortais, l’inventivité de la mise en scène, des costumes, décors et éclairages d’Olivier Dhénin, et la belle réduction orchestrale signée Didier Puntos, permettent de présenter une version à la taille de ce petit bijou de théâtre à l’italienne qu’est la Coupe d’Or, et qui ne trahissent en rien la librettiste et le compositeur.
Devant
le rideau, un castelet de guignol attend. Durant un prologue ajouté
(sur deux extraits de Ma mère l'Oye
de Ravel) l’enfant caché (joué
ce
27 avril 2018
par Siméon
Petrov, de la Maîtrise
de l’Orchestre de Paris, qui alternera avec Gaspard de Fouchier de la Maîtrise de Notre-Dame) agite un décor, puis lève le rideau du guignol, et
son visage apparaît, nimbé par le décor feuillu du petit théâtre,
dans un hommage à Ingmar Bergman (le début de Fanny
et Alexandre).
Ainsi avec la levée du vrai rideau, tout l’univers théâtral se
place au niveau de l’imaginaire de l’enfant.
Pour le défilé de numéros : fauteuil/bergère, horloge, tasse/théière, plutôt que de transformer les chanteurs en imitations d’objets, Dhénin choisit métonymiquement de suggérer l’esprit de l’objet ou l’animal avec quelques touches très parlantes, et de faire surgir le chanteur de quelque placard, porte, ou fenêtre tel un esprit, alors que l’objet en question demeure tranquillement sur scène dans sa forme inanimée. Au lieu, par exemple, de faire patienter un baryton rembourré de coussins jusqu’à son numéro de fauteuil, où, comme le voulait Colette, il se dérobe à l’enfant et s’éloigne, « clopinant lourdement comme un énorme crapaud », le fauteuil, ici, ne se transforme pas. En revanche son esprit, et celui de sa partenaire, la bergère, surgissent depuis le hall d’entrée, comme deux gros pantins grotesques. Le baryton-basse Thibault de Damas et la mezzo Alexia Macbeth imitent parfaitement les mouvements tour à tour saccadés et fluides de marionnettes suspendues pour une danse grotesque, les yeux d’Alexia Macbeth brillant alors d’étranges lueurs. Une délicieuse horreur, moment d’« inquiétante étrangeté » s’infiltre dans la douce rêverie du début de l’opéra, alors que le mécanique et l’humain se superposent. C’est une belle invention, bien plus inquiétante que ne le serait la danse d’un faux fauteuil et d’une fausse bergère.
Autre
admirable trouvaille : dans un moment de beauté
indicible, la Princesse (Anne-Marine Suire) apparaît toute en tulle
blanc vaporeux, depuis une garde-robe sans fond, comme celle des
livres de C.S. Lewis, passage magique à la Narnia,
sa porte s’ouvre sur une nuit bleu-noir enneigée, qui avec la
neige se déverse dans la maison. Et pour sa fin tragique, la
Princesse disparaîtra comme happée, basculant et retombant dans son
monde du placard en criant, comme si elle chutait d’une falaise. Parfois,
la mise en scène
suggère une belle inversion entre le sujet et l’objet : le
Rossignol par exemple (Anne-Marine Suire) chantera perché à la
fenêtre barrée de la maison, regardant l’enfant depuis
l’extérieur, son visage croisé par les barres comme si, oiseau
libre, il cherchait à pénétrer la cage où vit l’enfant. Autre
inversion, dans le deuxième tableau : au lieu d’ouvrir la maison
entièrement sur un décor de jardin, le jardin descend délicatement
dans la maison et au-delà, en une pluie de fleurs. Elles restent
alors magiquement suspendues sur un rideau d’invisibles fils, et
semblent réellement parfumer l’air.
La
distribution est des plus excellentes. Chacun de ces jeunes chanteurs est à l’aube d’une carrière
prometteuse. Chacun est doté d’un placement de voix et d’une
projection exemplaires, aussi bien que du corps svelte et souple
qu’il faut de nos jours, au service d’un beau travail de mime et
de chorégraphie. Le metteur en scène
met en évidence, par des gestes, regards et mimiques la
sensualité, voire la sexualité du livret. On connaît assez la vie et
l’œuvre de Colette pour être assuré qu’elle en avait, la
première, pleine conscience, et qu’elle n’avait pas besoin de
Freud pour déceler dans l’enfance la “perversité polymorphe”
!
La mezzo-soprano Yete Queiroz (Maman, la Tasse Chinoise et la Libellule), dotée d’une voix crémeuse, est charmante dans son costume réversible, parfois petite robe, parfois tasse quand elle retrousse coquettement sa jupe. Aimery Lefèvre (Horloge et Chat) possède un très beau baryton, riche et bien projeté avec une diction superbe et très appréciée (son chat ne fait que miauler, mais son horloge doit articuler un flot rapide de paroles). Thibault de Damas, (Fauteuil et Arbre), régale d’un somptueux baryton-basse, également bien projeté, tragique dans ses lamentations d’arbre ! La soprano Juliette Raffin-Gay (la Pastourelle, la Chauve-souris et la Chouette) n’a que de brefs moments pour se distinguer, mais c’est assez pour révéler une belle voix claire et très juste. Le ténor Bastien Rimondi (Théière, Arithmétique et Rainette) est fantastique dans l’Arithmétique, un vrai tour de force, et dans le rôle de la Rainette, (plutôt aviateur qu’amphibien) : l’unique jet de ses deux jambes fabuleusement chaussées ne sera jamais oublié. La mezzo d’Alexia Macbeth (Bergère, Pâtre, Chatte et Écureuil), à voix vibrante et sensuelle, est excellente dans tous ses rôles et très dynamique sur scène : non pas chatte, mais femme féline, elle est délicieuse dans sa petite robe noire, mais c’est son Écureuil très expressif qui brise le cœur.
Petite
déception,
la soprano Anne-Marine Suire, interprète du Feu, de la Princesse et
du Rossignol, était souffrante et ne pouvait donner la
pleine liberté à sa voix, qui manquait ainsi d’éclat. Néanmoins,
elle fait preuve d’une extraordinaire agilité, et d’une présence
resplendissante sur scène, donnant hâte de la revoir au plein de sa
forme.
Dans le rôle de l’Enfant, la compagnie a fait le choix périlleux d’engager un véritable enfant. Siméon Petrov a une belle maîtrise de sa voix, chantant juste et jouant bien son rôle. S’il manque de conviction au début, il gagne en confiance après la scène de l’Arithmétique. Néanmoins, le rôle qui est traditionnellement chanté par une femme adulte, demande bien plus de volume que ne peut produire un enfant, et le manque d'intonation occasionne une rupture dans la continuité mélodique. Dans le duo avec la princesse, surtout, il est inaudible.
La réduction faite par Didier Puntos pour piano quatre-mains, flûtes, et violoncelle, avec l’ajout des percussions, profite en vérité de la très grande présence de ces instruments dans la partition orchestrale de Ravel : parfois le violoncelle est amené à produire des sons pervers pour imiter de façon cocasse la sonorité particulière du hautbois. Le vrai tour de magie vient de la fosse : la virtuosité, les cascades de sons purs et fluides des deux pianistes, Emmanuel Christien et Michaël Guido, de Corentin Garac à la flûte, et de Matthieu Lecoq au violoncelle, conspirent pour faire croire à tout un orchestre, et la beauté de la partition ainsi jouée est un pur enchantement. Les enfants des chœurs chantent avec un enthousiasme touchant, même si la danse des pastoureaux, mécanique et sans expression, pourrait être un choix dramaturgique aussi bien qu'un manque d'habitude compréhensible.
Soirée aux multiples enchantements : cette interprétation de L’Enfant et les Sortilèges, par la compagnie de théâtre Winterreise, (qui a prévu une large diffusion de ce spectacle) opérera sans doute la sorcellerie de transformer pour toujours de multiples enfants et adultes en amateurs de musique classique.