Un voyage vénitien au Théâtre Grévin
Après avoir incarné Saint Jean dans Le Tremblement de Terre de Draghi à Versailles, le ténor Zachary Wilder offre un récital au Théâtre Grévin dans le cadre d’une soirée consacrée à la musique de la « Venise décadente » de la fin du XVIIe siècle. Accompagné de l’archiluthiste et guitariste Josep Maria Martí Duran, le ténor compose un programme varié, aussi bien du point de vue des compositeurs (Monteverdi, Cavalli, Rovetta, Obizzi, Legrenzi, Marini) que des styles et caractères des œuvres parcourues. Ainsi retrouve-t-on l’esprit du recitar cantando caractéristique de Monteverdi, dans lequel le chanteur, « porte-parole rhétorique des sentiments » (Jean-François Lattarico), transmet la vérité des émotions portées par le texte versifié, mais aussi plusieurs arie et canzone, chansons où se marient complexité d’écriture et une forme de simplicité. Mot d’ordre du récital, cette « simplicité recherchée » (Zachary Wilder) traverse les différentes pièces et se communique au public par la complicité amicale du ténor et de l’archiluthiste, qui montrent de superbes joyaux musicaux, balancés entre la plainte élégiaque et des rythmes plus dansants.
Voix portant sans effort, celle-ci est habilement caractérisée par le ténor. D’une belle rondeur, les aigus chatoyants au timbre velouté, cette voix suit admirablement les inflexions du texte. Dans la canzona "A piè d’un bel cipresso", le ténor déploie d’heureuses lignes élégiaques pleines de lyrisme, aux « r » bien roulés sur les "Mori per me" et s’éteignant sur un "Dolce mia vita, è poca cosa morir per te" doucement appuyé. Un peu plus tard ("O sospiro amoroso"), le ténor offre une reprise fredonnée de la mélodie principale, déguisant un sourire. Dans la chanson "Ricciutella pargoletta", les accentuations des rimes en fin de vers sont élégantes, créant une sorte d’ostinato prosodique. Les mediums comme les aigus y sont chantants, les vocalises précises et bien menées. Et à la légèreté d’une voix doucement plaintive répond la ferveur virile du "Che questa dogl'amanti à l’arte vera : tanto a donna servir, quanto si spera" (« Car tel est des amants l’art véritable : ne servir auprès d’une femme que si l’on espère. »).
Élément remarquable au fil de la soirée, le ténor bénéficie d’un phrasé qui se prête à merveille au caractère des différentes pièces présentées. Les respirations entre les vers sont bien menées et Zachary Wilder dévoile l’une des clefs de son interprétation : sa théâtralité. Chaque canzone ou aria lui offre l’occasion d’incarner un personnage et d'en communiquer les émotions. Loin d’être figé, le nez rivé dans le livret, le ténor se tourne vers la salle et soutient son propos par des mouvements corporels, autant de signes participant de l’authenticité de sa prestation.
Alternant l’archiluth et la guitare baroque, Josep Maria Martí Duran accompagne avec attention le ténor. Participant intimement à la peinture du caractère de chaque pièce, celui-ci exploite toutes les potentialités de ses deux instruments avec audace. Les successions d’accords se font avec aisance et justesse, sans accroc. De même, la grande tessiture de l’archiluth lui permet de déployer des arpèges étendus, tapissant l’espace sonore de basses amples à des aigus saillants. Dans les passages dénotant un mouvement dansé, il faut noter la belle énergie impulsée dans le jeu de la guitare baroque, les cordes claquées dans un mouvement franc, réminiscences de la guitare flamenco. Offrant avec le Fandango de Santiago de Murcia une méditation instrumentale aux évocations andalouses, il montre une grande virtuosité par un discours très riche techniquement (lignes véloces, accords et arpèges rapides, tierces) qui ne met pas en péril un constant souci de la conduite mélodique.
En guise de bis, les deux interprètes proposent "Fuggi fuggi fuggi", chanson populaire du XVIe siècle, concluant le concert avec un entrain vivifiant.