Carmen à Toulouse, psychodrame à l'envers du décor
La mezzo française, déjà internationalement connue dans ce rôle, le chante enfin dans la ville rose. Délicieusement charnue, elle séduit par sa sensualité vocale : dès sa première note un chant de velours, caressant et sinueux charme l’oreille. Plus tard, elle découvre aussi sa puissance et son intensité dramatiques. Son air le plus sublime est certainement l’air de la mort qui s’insère au milieu du trio des cartes. Ici Clémentine Margaine joue l’intensité retenue, dessine la ligne mélodique d’un beau legato solide, véritablement « la mort dans l’âme », sonnant son propre glas. Elle trouve des couleurs hantantes, dévastatrices, comme les mots « la mort » chantés sans vibrato, la voix volontairement creuse et en dessous de la note : terrifiant.
Charles Castronovo dans le rôle de Don José offre d'emblée une interprétation fulgurante d’un jeune homme jaloux, mauvais et violent. Il ne laisse aucun doute : il saura passer à l’acte. Peu de ténors semblent aussi bien faits pour jouer le jeune impétueux que Charles Castronovo : mince et élégant aux cheveux de jais, il incarne un héros romantique de rêves. Son ténor lyrique, qui était plutôt léger au début de sa carrière (il a joué un Nadir sublime dans Les Pêcheurs de Perles à San Francisco en 2005), est maintenant plus robuste, et héroïque, sans rien perdre de sa fraîcheur. Une très grande maîtrise lui permet toutes les nuances de verve et passion, puis de tendresse, ensuite de violence, et finalement la désolation terrible de l’âme naufragée, seule avec son crime. Son air « La fleur que tu m’avais jetée », avec le decrescendo périlleux sur un contre-si bémol, exécuté à la perfection, offre un des moments les plus magiques de l’opéra, après quoi le public toulousain, (jusqu’ici voué au silence ravi), se déchaîne en bravos.
Dans la mise en scène de Jean-Louis Grinda et avec les décors de Rudy Sabounghi (structure circulaire ingénieusement conçue pour se fendre en deux et se déplacer facilement), Carmen n’est pas le conte d’une jolie croqueuse d’hommes et de sa pauvre victime, gentil fils à maman dévergondé par une diablesse impitoyable. C’est au contraire -vision moins misogyne- la tragédie d’une femme avide de liberté, victime d’un homme foncièrement mauvais, un homme dont les passions incontrôlables l’amènent à briser toutes celles qui l’aiment, et le condamnent à la solitude infernale de sa prison intérieure. L'énorme décor en forme d’arène est d'ailleurs une geôle : Carmen est poignardée avant que ne soit chantée la moindre note, et tout l’opéra se joue ainsi en flashback dans l’imaginaire du coupable Don José, qui croupit en prison.
L’étincelant Orchestre du Capitole, sous la baguette d’Andrea Molino, peine à couper la pesanteur de l’atmosphère, mais finalement la pure brillance de la partition de Bizet, l’orchestre et les chœurs finissent par la dissiper. Enfin, c’est avec l’arrivée de Micaëla, incarnée par la jeune Anaïs Constans, que la joie fait irruption sur scène, avec jubilation et confiance. D’une voix crémeuse et riche dans le medium, plutôt dramatique que flûtée dans les aigus, et le corps voluptueux, Anaïs Constans n’est point la petite blonde désincarnée du stéréotype. Elle confère à Micaëla sa gravitas, sa pleine passion, sensualité et courage, la rendent très humaine, et une véritable rivale pour les attentions de Don José. Ainsi peut-on lui pardonner une légère tendance à chanter au-dessus de la note, surtout dans les passages rapides par exemple dans le duo « Parlez-moi de ma mère ». En revanche dans son air « Je dis que rien ne m’épouvante », à part un contre-si légèrement trop aigu, l’air est parfaitement mené, et profondément touchant (inoubliable même est son long decrescendo exquis : « Ah ! je dis… »). Anaïs Constans reste l’héroïne de la soirée, et reçoit du public un admiratif « oh ! » collectif lorsque vient pour elle le temps de s'avancer et de saluer !
Dimitry Ivashchenko dont la basse sombre et sauvage était parfaitement idiomatique pour Hunding (l’homme chien !) dans La Walkyrie sur ces mêmes planches, est un choix inhabituel pour le Toréador, un rôle de baryton-basse, que les basses et les barytons peuvent entreprendre, mais qui favorise une voix plus ouverte, style italienne. Ivashchenko s’en acquitte avec bravoure, ses aigus sont faciles, et son imposante stature ne l’empêche pas de se déplacer lestement, néanmoins le timbre de sa voix va un peu contre l’aspect lumineux du personnage.
Dans les seconds rôles, Charlotte Despaux à la voix riche en beaux aigus et Marion Lebègue rayonnant de solidité sont d'excellentes Frasquita et Mercédès, leur duo de cartes est ravissant (mais le tempo très rapide !), de même qu'Anas Seguin (beau baryton sonore, bien placé et solide en Morales), Christian Tréguier (Zuniga), Olivier Grand (Le Dancaïre) et Luca Lombardo (Remendado) excellents également. Le quintette du deuxième acte cependant (« Nous avons en tête une affaire ») pièce de bravoure qui demande une précision disciplinée, l’équilibre parfait des voix, et surtout beaucoup de grâce, manque de cette touche de légèreté qui en fait tout le charme.
Acoustiquement les chœurs souffrent un peu du manque de niveaux dans le décor, la scène n’est pas plongeante, mais plate, et la structure de l’arène-prison n’offre aucune surface élevée, escalier ni rebord où se hisser. Ainsi les voix des chœurs s’entassent-elles plutôt qu’elles ne se déploient en harmonie. Néanmoins les choristes sont magnifiques, jouant tous les personnages de la foule, mêlant action frénétique et chant précis.
L’ajout de quelques danseurs de flamenco, des projections vidéos (signées Gabriel Grinda) pour le combat du matador et du taureau, et la vision exaltée de Carmen en blanc, offrent de fort jolies touches. Cette version de Carmen qui prend le pari osé d’expérimenter, révèle les riches possibilités interprétatives de cet opéra trop connu, en une vision qui semble chercher "le revers du décor", comme si l’aspect pétillant d'opéra-comique voulait trouver ses lettres de noblesse en tirant du côté vériste. L’aspect étincelant de Carmen s’efface devant le sentiment de culpabilité de trop s’amuser, comme s’il était ridicule de jouer les gitanes joyeuses dansant sur les tables, alors que dans la vie réelle, de vraies femmes se font massacrer par leurs maris, et des hommes désespérés sombrent dans le crime.