Romantisme et passions tragiques de Roméo et Juliette à l'Opéra Bastille
Au centre de la cage de scène tendue de noir se trouve une estrade blanche à deux niveaux, semblable à une feuille de papier pliée : c'est l'espace pensé par Pia Maier-Schriever et Thomas Schenk pour donner à voir le destin tragique des amants de Vérone. Dans le spectacle chorégraphié par Sasha Waltz sur la symphonie dramatique Roméo et Juliette de Berlioz, l'espace nu est le lieu de tous les possibles, des plus grandes passions aux tourments les plus tragiques.
L'opposition du noir et du blanc, qui évoque la querelle entre les deux familles ennemies, Montaigu et Capulet, se décline aussi dans les costumes conçus par Bernd Skodzig. Le noir et blanc n'est cependant pas uniforme, ni permanent. Les jeux d'éclairage de David Finn, qui réchauffent parfois la scène d'une belle lumière dorée, indiquent le passage du jour à la nuit, avant la venue de l'aube et le retour du soleil. Les costumes eux-mêmes, mêlant références à l'époque moderne et inspirations orientales, incluent le gris, le grège, le beige et scintillent parfois, lors d'une scène de bal où l'humour et la légèreté sembleraient presque pouvoir retarder la venue de la mort.
Au cours du spectacle, le décor se déploie et la surface blanche est tour à tour promontoire, promesse d'une envolée à venir, et balcon qui s'élève et ôte Juliette à son Roméo. C'est aussi une falaise menaçante, une montagne infranchissable que tente de gravir Roméo. Alors, quand seuls les pas et le corps du danseur résonnent dans le silence de l'Opéra Bastille, le temps semble suspendu.
Selon un principe également à l'œuvre dans sa très belle mise en scène de L'Orfeo de Monteverdi, Sasha Waltz a choisi de dédoubler certains personnages. La mezzo-soprano Julie Boulianne, hiératique dans sa sculpturale robe blanche évoquant une fleur ancienne, est une figure de Juliette comme l'est aussi, d'une façon plus charnelle, la danseuse étoile Ludmila Pagliero. Roméo est confié à la fois au ténor Yann Beuron et au danseur étoile Germain Louvet. Le duo le plus poignant est peut-être celui que forment la basse Nicolas Cavallier et le premier danseur Alessio Carbone, tous deux torse nu, seulement vêtus d'un même large pantalon noir, pour incarner Père Laurence. La flamboyante jeunesse, la grâce et la vigueur du danseur brun répondent à la silhouette plus frêle du chanteur aux cheveux blancs. L'un semble l'anima de l'autre, tandis que la danse et le chant se répondent.
Sasha Waltz a choisi de ne suivre que de loin l'intrigue shakespearienne. Quelques épisodes peuvent être identifiés, comme le bal et la scène du tombeau, mais l'ensemble du spectacle tend vers une abstraction qui met en valeur la portée universelle du drame. Roméo et Juliette apparaissent comme deux jeunes personnes qui se croisent, s'éprouvent, se désirent, mais se séparent pour mieux se réunir, avant de se perdre (ou de se retrouver ?) à jamais, dans une société qui s'oppose à leur amour. Plus que des personnages, les danseurs du Ballet de l'Opéra de Paris semblent danser des passions, dont ils offrent de vibrantes incarnations, des sensations que les mots échouent à saisir.
Peut-être pour aller dans le sens d'une telle volonté d'abstraction, le spectacle ne comporte pas de sur-titres. La compréhension du texte chanté, en français, n'est pourtant pas toujours aisée. Julie Boulianne dispose d'une voix bien timbrée, aux reflets cuivrés, mais peine parfois à se faire comprendre. À l'inverse, la clarté d'élocution de Yann Beuron et de la basse Nicolas Cavallier permettent de suivre aisément le texte de leurs parties respectives. Même si le premier intervient peu, on retrouve avec plaisir sa voix au timbre lumineux et son investissement scénique remarquable, notamment quand il se joint à la danse. Le second prête à Père Laurence une voix bien projetée et dont les graves, dans l'ensemble, sont homogènes et soutenus. Lui aussi interprète, à l'appui de son chant, quelques mouvements chorégraphiques qui contribuent à mettre en valeur sa dimension tragique.
Les Chœurs de l'Opéra de Paris, dirigés par José Luis Basso, sont audibles sans que le texte soit tout à fait compréhensible. Une partie est en noir, l'autre en blanc, distinction qui rappelle une fois encore l'opposition entre Montaigu et Capulet. Les costumes, qui évoquent plusieurs époques, de Shakespeare à nos jours, et différents continents, entre Orient et Occident, sont le signe d'une universalité du drame. Alors que la présence des choristes sur scène gagne en importance au fur et à mesure du spectacle, leurs mouvements sont réduits au minimum. Ils apparaissent ainsi comme les témoins d'un drame qu'ils commentent, mais dont ils sont pourtant aussi partie prenante.
Sous la baguette de Vello Pähn, l'Orchestre de l'Opéra de Paris fait varier les couleurs de la symphonie dramatique de Berlioz. Les musiciens mettent leur expressivité et leur engagement au service d'un spectacle d'une qualité rare, qui touche plus d'une fois au sublime.