Szigetvári, parfait Évangéliste de la Passion selon Saint Marc à Versailles
La Passion selon Saint Marc de Jean-Sébastien Bach continue à défier historiens et musicologues. Si plusieurs impressions du livret de Picander attestent de son existence, aucune partition n’a pu être exhumée : frustration d’autant plus grande que la Saint Jean et la Saint Matthieu laissent conjecturer un chef-d’œuvre. Jordi Savall propose donc une reconstruction fidèle au livret de 1744 de ce monument enseveli, mettant à profit la technique du pasticcio, amplement pratiquée par Bach lui-même. Il a donc puisé dans l’œuvre pléthorique du Cantor les pages qui, moyennant quelques adaptations textuelles, pouvaient correspondre au programme spirituel de cette Passion.
De la Saint Matthieu, Jordi Savall conserve les turbae qui peignent à merveille la hargne populaire, le doute des disciples ou l’hypocrisie des grands prêtres caractérisés par une savante fugue. Il en tire également les récits : l’Évangéliste assure la narration, mais le rôle de Jésus est capital, car c’est bien lui le protagoniste de cette histoire ! Konstantin Wolff connaît bien les passions de Bach qu’il interprète notamment avec René Jacobs, mais sa première intervention ne conquiert pas tout-à-fait : la voix messianique est presque couverte par les cordes qui nimbent toujours ses récits. La malédiction qu’il prononce plus loin à l’encontre de Judas est nettement plus impressionnante, de même que le splendide arioso de l’eucharistie. Il se découvre enfin véritablement terrible sur le Mont des Oliviers, au moment de réveiller ses apôtres : « L’esprit est volontaire, mais la chair est faible », ou une fois sur la Croix dans son invocation mystérieuse en faux-bourdon. Saluons par ailleurs la qualité des petits rôles des récitatifs, notamment les basses de la Capella Reial de Catalunya, Simón Millán, Pierre enthousiaste et véhément, Julián Millán, impeccable en grand prêtre comme en centurion.
Jordi Savall dirige le Magnificat de Bach à la Chapelle Royale du Château de Versailles
La Saint Jean fournit au pastiche de Jordi Savall quelques airs incontournables à l’image du « Welt und Himmel » confié à Reinoud Van Mechelen, jeune favori de la scène baroque. L’effet de la mélodie de choral, entonnée depuis l’extrémité du transept côté jardin et surimposée aux contorsions vocales du ténor est toujours saisissant. Toujours de la Saint-Jean, l’aria « Ich lasse dich, mein Jesus, nicht » (Je ne t’abandonne pas, mon Jésus) exhibe sa ligne vocale décousue, ses consonnes explosives que Van Mechelen éructe en exagérant presque (mais le public assis au-delà des cinq premiers rangs lui en est gré).
L’adaptation de Jordi Savall se montre plus originale par son choix de chorals et d’extraits de cantates, intégrés avec goût au canevas du livret. Les chorals rendent une harmonie jouissive, grâce à la disposition ingénieuse du chœur qui obéit, plus qu’à la vague battue du chef, à l’archet fascinant de Manfredo Kraemer, Konzertmeister du Concert des Nations, dont la précision des attaques n’a d’égal que la plénitude des tenues. « Betrübtes Herz » (Cœur affligé) par exemple est un très beau choral a cappella qui permet d’apprécier l’union des timbres : la clarté angélique des jeunes voix du chœur d’enfants Amics de la Unió, de part et d’autre de l’orchestre, prend appui sur les tonitruantes voix mâles de la Capella Reial alignés en fond de scène. Si l’image sonore est exquise, la précision des finales laisse en revanche à désirer, de même que l’investissement rhétorique collectif.
Quant à la cantate, c’est pour Bach un lieu d’expérimentation, notamment dans les pièces d’ensemble. Savall en tire quelques pages marquantes, à l’image de l’aria oxymorique « Angenehmes Mordgeschrei » (Agréable appel au meurtre) issu de la cantate BWV 171 : l’occasion d’apprécier l’élocution exigeante et les beaux aigus de la soprano Marta Mathéu qui dialogue avec le violon de Kraemer. De la BWV 54 provient « Falsche Welt », air d’alto avec un ensemble de cordes original qui fait surgir la musique de chambre au sein de la monumentalité de l’œuvre, et permet d’apprécier les qualités des instrumentistes, violons et basses de viole (à qui sont confiées les parties intermédiaires). Le contre-ténor italien Raffaele Pé possède un registre medium et aigu bien développé mais ses basses ne résonnent guère. Dans « Mein Heiland, dich vergiss ich nicht » (Mon Sauveur, je ne t’oublie pas, extrait de l’Ode Funèbre), ses phrases sont bien dirigées mais il déploie une constante agitation physique qui convient peu à ce répertoire.
David Szigetvári entonne avec clarté et conviction les épisodes du récit évangélique, il les donne à voir par la puissante rhétorique du récitatif de Bach. Sa prononciation de l’allemand est à la fois très articulée et fluide, si bien qu’il est plus facile à suivre que le livret (fautif) vendu à l’entrée du concert. Lorsqu’il rapporte les paroles de Judas dénonçant le Christ, il se fait conteur : le changement d’interlocuteur est manifesté dans son timbre. Lorsque le Christ est conspué, l’Évangéliste nous représente plus vraie que nature la cruelle ironie de ceux qui s’agenouillent devant le prétendu « Roi des Juifs ». Prenant le temps voulu aux endroits opportuns, Dávid Szigetvári parvient à créer quelques moments de grâce, comme le silence obstiné de Jésus face à ses détracteurs ou le dramatique chant du coq qui surprend le reniement de Pierre. Le continuo apporte à l’ensemble des récits un soutien indéfectible, par l’équilibre savant de la sonore douceur de l’orgue positif de la Chapelle Royale et du clavecin plus volubile de Luca Guglielmi. Les grandes qualités de l’Évangéliste et du continuo du Concert des Nations ainsi que l’originalité de l’adaptation de Savall distingue cette Passion de la surabondance de concerts de musique sacrée à l’approche de Pâques.