Charme et fascination en Quatre derniers Lieder de Richard Strauss à Dijon
Internationalement connue surtout pour la musique baroque et contemporaine, Yeree Suh s'appuie sur un contrôle de souffle irréprochable, pur, lisse et filé, parfaitement juste, et presque sans vibrato. Cela étant, l’ampleur mesurée de son instrument peine à s'épanouir dans les Quatre derniers Lieder, pièce maîtresse du programme et véritable océan sonore orchestral lancé en marées hautes. Une balise sonore surnage, mais la quille sombre. Et pourtant ce noyau est audible, toutes les paroles des poèmes de Hesse et Eichendorff s’entendent. Le reste est laissé à l'imagination.
L’œuvre-même pose certes un défi colossal : comment
équilibrer les exigences d’une partition, qui dessine une ligne
vocale à la fois flottante, tournoyante, délicate, tout en
suspensions et pianissimi étendus, a fortiori accompagnée d’un orchestre de
80 instruments ? La ligne vocale demande une voix légère,
l’orchestration demande une puissance wagnérienne. La difficulté peut également être imputée aux disques. Richard Strauss compose ses Quatre derniers Lieder en 1948, l'année même où voit le jour le disque
microsillon 33 tours, une avancée monumentale pour
la qualité des enregistrements. Kirsten Flagstad crée l'opus sous la baguette de Furtwängler
à Londres en 1950, (huit mois après
la mort du compositeur, qui lui en confie le patrimoine), la riche voix wagnérienne
de Kirsten Flagstad, comme celle de la magnifique Jessye Norman plus tard,
n’aura aucune difficulté à dominer l’orchestre. Toutefois, cet enregistrement historique présente une voix un peu "pâteuse". Il n’est donc pas
surprenant que la voix plus filée d’Elisabeth Schwarzkopf (qui
les enregistra par la suite : en 1953), semble avoir marqué l’œuvre
de son sceau pour la postérité. Sa fine voix plane sur un orchestre
lointain, et à son instar les sopranos légères n’hésitent pas à
enregistrer ces chansons. Mais qu’en est-il des représentations
en live ? Comment équilibrer la voix d’une soprano légère
devant l’immense mur de son d’un orchestre dantesque ? Les mettre dans la fosse sous un couvercle comme à
Bayreuth ? Leur exiger de ne jamais jouer plus fort que pianississimo
?
Yeree Suh interprète les Gershwin songs à la Philharmonie de l'Elbe :
Néanmoins, lorsque l’orchestre joue très bas, en sourdine, Yeree Suh révèle un phrasé très finement mené, avec beaucoup de retenue, et surtout, un legato impeccable. Heureusement, sa voix est beaucoup plus présente dans les quatre chansons orchestrales à la fin du programme. Die heil’gen drei Kon’ge aus Morgenland (les trois rois mages venus de l’orient), la voit chanter avec joie et une verve charmante, s’animant à mesure qu'elle conte l’histoire. Elle semble plus chauffée, plus à l’aise, les tons graves et moyens sont plus riches et solides, plus lumineux aussi, même si l’orchestre ne lui laisse toujours pas beaucoup de place. Dans Zueignung (Dédicace) au moment climatérique, un magnifique contre-la résonne dans toute sa beauté avant que l’orchestre ne l’interrompe à plein volume (l’anéantissant). Dans Waldseligkeit (Félicité des bois), l’orchestre grommelle en sourdine et parfois laisse la chanteuse parfaitement « nue » : des moments exquis, dévastateurs même. Enfin Wiegenlied (Berceuse) est tout à fait sublime, et son bis, Morgen, un pur délice. Le souvenir de ces Lieder en sourdine restera longtemps, un moment de communion où toute la salle retient son souffle, tous suivant le fil argenté de cette voix étincelante et liquide, comme une eau pure qui glisse à travers la salle, puis flotte vers le ciel avec un contrôle phénoménal.
Anima Eterna Brugge présente également en début de programme le Bourgeois Gentilhomme, suite op. 60, que Strauss composa initialement pour combiner la pièce de Molière avec un opéra (le projet ayant échoué, l’opéra devint Ariane à Naxos, et Strauss récupéra la partie de Molière pour en faire cette suite). La présence de Molière en filigrane explique que l’ensemble semble jouer en partie sur des instruments de l’époque baroque, ou au moins à la manière baroque. Le résultat est une combinaison ludique de pastiche et de parodie de styles baroques et modernes, avec en outre beaucoup de blagues musicales. L’ensemble Anima Eterna Brugge, étant à l’origine un ensemble baroque, il illustre avec une virtuosité toute captivante les différents styles qui se succèdent, se commentent, se combinent. Till Eulenspiegel exécuté en seconde moitié de programme offre à beaucoup de superbes solistes des moments de gloire, notamment à la petite clarinette en ré qui émet le rire espiègle du farceur.
Plusieurs Strauss différents viennent ainsi combler une soirée divertissante : le ludique pasticheur rieur, le vieux compositeur contemplant son monde en ruine et envisageant déjà l’au-delà, le farceur et maître conteur, et finalement, l’amateur de la nature et des belles voix qui partage sa fascination avec la beauté du monde.