Deborah Cachet et Nicolas Achten au Théâtre Grévin : Sweet music for a while
Première pièce proposée au public, l’éloge shakespearien à la musique “If Music be the food of love” permet à la soprano de déployer les heureuses capacités expressives et techniques de sa voix. Aux notes tenues dans les aigus, légèrement vibrées, se succèdent des vocalises aériennes qui semblent se défaire de la rigueur rythmique imposée par le continuo. Dans la seconde partie, la voix se fait expression d’une joie dionysiaque, et dans le vers "Tho’ yet the treat is only sound" (« Bien que le plaisir soit seulement sonore »), répétant à quatre reprises le mot "sound" en un arpège ascendant, elle déploie un crescendo remarquable jusqu’à l’ultime "sound" puissamment timbré et vibré. Dans l’air spirituel "Tell me, some pitying Angel", composé à partir d’un texte de Nahum Tate (librettiste de Didon et Enée), elle montre des passions variées au fil des modulations entre le mineur et le majeur. Sur de vagues d’arpèges, elle transmet d’abord l’angoisse du personnage par une voix inquiète, bien appuyée dans les aigus, puis courbe sa diction au fil du morceau avec des passages plein de légèreté ou d'agitation (citons les "Why ?" élancés du bout de la voix, adresse vers l'Infini).
Au fil du concert, la soprano montre une belle maîtrise des difficultés de ce répertoire, jamais à bout de souffle lors des vocalises et des sauts d’intervalles les plus ardus. Les longues phrases sont tenues avec élégance, alors que les brèves élancées s’emballent, soulevées par une belle énergie. Dans l'air "Music for a while", alors que le clavecin fait entendre un motif à la basse (le ground purcellien, véritable ostinato mélodique), la voix, élancée mezzo-forte en des notes tenues dans les aigus, se meut en variations de plus en plus complexes, variées et nuancées, interprétations constamment nouvelles d’une même grille harmonique. Et à la joie fervente de "Now the Night is chased away" répondent les suaves délices de "If Love’s a sweet passion". Dans ce dernier air, la soprano dévoile une voix contenue et détimbrée d’une exquise douceur et d’une diction remarquable. Sa retenue est charmante et s’associe, superbe, aux courbes des différentes lignes mélodiques.
Attendue dans le Lamento de Didon ("Thy hand Belinda" et "When I am laid in earth"), Deborah Cachet en propose une interprétation convaincante. Détachée de la partition, les yeux tournés vers et au-delà du public, elle incarne admirablement son personnage par un beau jeu d'actrice. Les respirations entre chaque phrase, silences emplis d’expressivité, accentuent le caractère plaintif du texte de Purcell, alors que la voix de la chanteuse, maintenue dans les graves au début de "When I am laid in earth", semble contenue et feutrée. Et lorsque bouillonne le "Remember me" répété à plusieurs reprises, la soprano, en un fortissimo sublime, fait grimper le public jusqu’à l’acmé du spectacle, moment de grâce saisissant qui s’évanouit avec le decrescendo de la voix, qui s’atténue progressivement jusqu’aux murmures finaux.
Retrouvez Deborah Cachet et Nicolas Achten avec le Scherzi Musicali dans l'air "Misera, hor si ch'il pianto" de Giovanni Felice Sances :
Plus discret que ses grandes pièces lyriques, le répertoire instrumental de Purcell est également mis à l’honneur avec des extraits de Suites pour clavecin qui entrecoupent les airs lyriques. Nicolas Achten montre un jeu précis et plein de grâce. Il fait admirablement chanter son instrument en des lignes mélodiques raffinées, aussi bien dans les développements et les vocalises instrumentales de la main droite que dans le continuo et les grounds de la main gauche. Aux instants poétiques que constituent les préludes se substitue le rythme marqué de la danse qui, dans les mouvements rapides, mène certaines personnes du public à marquer les temps du pied. Il se révèle également être un remarquable accompagnateur. Partageant son regard entre la partition et la soprano, il suit avec justesse les inflexions de la voix, déploie des couleurs harmoniques qui se fondent avec elle et annonce avec justesse la tonalité de certaines pièces par un accord ou des arpèges bouillonnants.
Le voyage s’achève avec un hymne à la nuit (« Maintenant que le soleil a caché sa lumière/Et souhaité bonne nuit au monde/Mon corps gagne l’agréable couche ») que la soprano célèbre d’abord avec douceur, le mot "soft" élancé du bout de la voix tel un murmure, puis avec ferveur par d’ultimes vocalises autour du mot "Hallelujah" où la voix, comme déprise d’ancrage, se déploie en de vifs mouvements mélodiques des graves aux aigus. Face à une assemblée conquise, les deux interprètes offrent une reprise de l’air "Now the Night is chased away", chassant la nuit en un accord ("Now the Night is chac’d away/All salute the rising Sun/’Tis that happy, happy Day.") et concluant le concert dans une joie partagée avec le public.