La Princesse légère, création exigeante mais sans gravité à l'Opéra Comique
Il était une fois une jeune princesse, qui, victime d’un sort jeté par sa tante (la sorcière Folerpès) furieuse de ne pas avoir été invitée au baptême de sa nièce, fut condamnée à ne pas connaître la gravité, au sens propre (impossible pour elle de toucher terre) comme au figuré (elle passe sa vie à rire mécaniquement, sans éprouver la moindre émotion). Les médecins consultés apprennent aux parents qu’une crise de larmes serait l’unique remède susceptible de guérir leur fille. L’eau seule pouvant apporter un peu de gravité à la Princesse, elle passe son temps à nager dans un lac, où elle fait la connaissance d’un prince qui tombe amoureux d’elle. De rage, la sorcière vide le lac de son eau. Pour que le lac se remplisse de nouveau, il faut un sacrifice, auquel le prince consent par amour : il meurt noyé par les eaux qui montent progressivement, sous les yeux de la Princesse qui pleure et retrouve son Prince miraculeusement réveillé, connaissant enfin la gravité. Telle est la trame du conte de George MacDonald (1824-1905) La Princesse légère, à partir duquel Gilles Rico a écrit le livret de l’opéra homonyme (musique de Violeta Cruz) qui se joue actuellement à l’Opéra Comique.
Inexplicablement peu connu et peu traduit en France, George MacDonald est pourtant une figure importante de la littérature de jeunesse : lié à Charles Dickens ou John Ruskin, il fut aussi l’ami de Lewis Carroll (les filles de George MacDonald furent les premières lectrices d’Alice au pays des merveilles). Admiré par J. R. R. Tolkien, il influença aussi plus récemment, sans aucun doute, Ransom Riggs pour son roman Miss Peregrine et les Enfants particuliers (porté à l’écran par Tim Burton), dans lequel l’on trouve également le personnage d’une jeune fille privée de gravité. Son récit, et donc l’habile livret qu’en a tiré Gilles Rico, présentent notamment la particularité d’inverser les fonctions dévolues aux personnages masculins et féminins dans les contes ou à l’opéra ! Traditionnellement, c’est la femme qui se sacrifie pour sauver ou tenter de sauver l’homme. Si la femme se trouve ainsi ravalée un peu trop systématiquement au rang de victime, c’est cependant elle qui triomphe sur scène, bouleversant les spectateurs en suscitant leur empathie devant la brutalité que leur inflige la gent masculine. Ici c’est l’inverse : au début de l’œuvre, la Princesse est au mieux amusante, mais guère attachante. Elle va cependant s’humaniser progressivement au contact d’un amour passionné, l’homme étant prêt à mourir pour que sa bien-aimée connaisse enfin le bonheur.
De fait, le personnage du Prince hérite, dans l’œuvre de Violeta Cruz, d’une page sobrement lyrique, celle où il comprend et accepte que seule sa mort peut permettre aux eaux de regagner le lac et donc de sauver la Princesse. Moment tout à fait émouvant, encadré d’autres scènes tantôt effrayantes (les interventions de la sorcière), pleines de suspense (la Princesse plongeant dans le lac pour tenter de sauver le Prince), d’onirisme (la première apparition de la Princesse), tantôt franchement comiques (le Roi s’exclamant « Bon, bon. Je pars », tout en restant sur place, tétanisé à l’idée de se rendre chez sa sorcière de sœur).
On l’aura compris, l’opéra de Violeta Cruz (dont la création mondiale a eu lieu à Lille en décembre 2017) est une œuvre complète, mêlant les émotions et, partant, les musiques les plus diverses : d’une comptine enfantine (« C’est la jolie fille du roi, / Celle qui a perdu son poids ») aux formes plus abstraites de la musique contemporaine, en passant par le jazz, la chanson, le chanté/parlé (pour les interventions de la sorcière auxquelles Guy-Loup Boisneau prête des accents vocaux androgynes). Violeta Cruz est une jeune compositrice plus que prometteuse (elle a notamment été, en 2016, lauréate de l’Académie de France à Rome, villa Médicis, et a reçu une commande d’accentus, The Lake of my Mind, créé la même année par le Jeune Chœur de Paris). Mais c’est, à notre connaissance, la première incursion de cette musicienne colombienne dans le genre lyrique : ses affinités avec l’opéra semblent ici évidentes, tant elle a su au moyen d’une musique personnelle, novatrice mais accessible, peindre des ambiances permettant au texte de déployer sa puissance poétique. Espérons que cette première expérience sera suivie d’autres créations !
Si la musique demeure accessible, elle est cependant exigeante : elle procure certes maintes surprises à l’oreille et sert à merveille le livret et les situations dramatiques qu’il permet, mais elle offre peu d’instants auxquels le jeune spectateur –puisque c’est à lui que l’œuvre s’adresse, entre autres !- puisse s’ « accrocher » (à l’exception de la comptine), et l’opéra propose également quelques moments où le temps semble comme suspendu, dramatiquement et musicalement, moments susceptibles de perdre l’attention des spectateurs les plus jeunes, qui sont très souvent dans le « tout de suite, ici et maintenant ». Mais après tout, ces moments participent de leur éducation artistique et musicale. Quoi qu’il en soit, l’œuvre, au-delà des qualités qui lui sont propres, est un bon support pédagogique pour qui souhaite faire découvrir le genre « opéra » à un enfant, en ceci qu’elle contient, dans une écriture moderne bien sûr (utilisation d’objets ou d’instruments plutôt rares à l’opéra, tels le marimba ou la crécelle, exploitation électronique des sons, y compris des voix, les chanteurs étant sonorisés) tous les éléments propres au genre : situations dramatiques et personnages forts, complémentarité texte/musique, morceaux musicaux attendus (ouverture, monologues, duos, ensembles).
Qui plus est, on ne saurait trop louer le sérieux extrême avec lequel l’entreprise a été menée, d’une mise en scène remarquable, simple, astucieuse, poétique (Jos Houben et Emily Wilson, secondés pour certaines scènes par le magicien Carmelo Cacciato), des costumes inventifs d’Oria Puppo, jusqu’aux activités proposées en amont ou en aval du spectacle (« Chantez la Princesse légère » 45 minutes avant la représentation, ou rencontre/discussion avec les musiciens de l’orchestre après le spectacle). L’œuvre est par ailleurs servie par une troupe de jeunes artistes absolument parfaits, tant vocalement que scéniquement : le couple royal (Nicholas Merryweather et Majdouline Zerari) offre une prestation vraiment drôle et efficace. Guy-Loup Boisneau campe une sorcière désagréable, mielleuse, fielleuse, inquiétante à souhait. Jeanne Crousaud est admirable dans la façon dont elle suggère le glissement de son personnage de Princesse lunaire, presque déshumanisée à celui de jeune fille sensible. Jean-Jacques L’Anthoën n’est pas en reste, avec une voix saine, très belle et bien timbrée, dans son interprétation tantôt amusante, tantôt émouvante du Prince fou d’amour. L’Ensemble Court-Circuit, enfin, (et en particulier les trois musiciens de scène, Alexandra Greffin-Klein au violon, Jean-Etienne Sotty à l’accordéon et Bogdan Sydorenko à la clarinette) suivent avec un bel enthousiasme la direction précise et énergique de Jean Deroyer.