Cavalleria rusticana & Pagliacci, de Bruxelles à l'Italie de Fellini
En totale adéquation avec la vision de la Giovane Scuola et du post-verdisme, les deux œuvres aux caractéristiques communes nourrissent cette légende de la vie italienne chère à Fellini et à son néoréalisme, entre folie quotidienne, crime passionnel d’une plèbe en pleine époque hiératique, où le « perbenismo » est loi. Le décor y est magistral de simplicité, mimésis du réel. Un plateau rotatif, une boulangerie pour seul cadre, la scène évolutive est d’une justesse magnifique. L’évocation de ce monde modeste de l’Italie, de ses scènes réalistes, touchantes, cruelles et teintées de folklore renvoient à ces sentiments profondément humains. Il est donné à voir ce que le cinéma réaliste italien offre depuis tout ce temps : une nostalgie d’un monde empreint de passions élémentaires. Et quelles passions ! Partagé entre les douleurs de l’opéra classique et l’universalité du propos, l’opéra vériste est un matériau lyrique d’une très forte portée empathique. Cavalleria rusticana sera même qualifiée de « festival presque orgiaque, un rite presque religieux ». Son impact émotionnel est viscéral. Élaborant un développement constant et progressif, la musique de Pietro Mascagni offre la parole au peuple paysan. L’élégance des notes, entre religieux et folklore donne à entendre des airs entêtants, populaires, au langage universel. Evelino Pidò l’a compris, donnant une musique exacerbée, violente et crue. Exit l’ultra contrôle de la partition, les solistes font gage de liberté d’interprétation, parfois poussifs mais résolument investis.
La richesse de la distribution prend sens par la jeunesse des chanteurs à l'énergie remarquable, accompagnés des chœurs de la Monnaie et de figurants de tous âges. La scène s’habille de foule, littéralement fourmillante. Chacun trouve sa place avec une finesse de jeu et de chant, à commencer par la distribution de Cavalleria rusticana. Eva-Maria Westbroek (à découvrir en récital aux Chorégies d'Orange - réservations ici), qui incarne Santuzza, fait preuve d’une force vocale impressionnante. Avec des aigus d’une belle rondeur, parfois acides, des vibrations régulières et un souffle à toute épreuve, la Santuzza infatigable se laisse entendre malgré la présence imposante des chœurs, d’une voix mûre, tant dans les graves que les aigus. Le jeu est juste, féminin et puissamment dramatique : Eva-Maria Westbroek se livre à une performance complexe ovationnée. Lola, sa rivale, brille d’une voix plus classique, rôle féminin et tant prisé de la « donna infame », séductrice, aux aigus clairs et souffle fin. José Maria Lo Monaco permet encore une fois au public belge d’entendre sa voix boisée et veloutée. Un délice.
Teodor Ilincai et sa voix latine revêt le rôle de Turiddu avec une aisance et un naturel déconcertants. La partition est maîtrisée, le classique "Mamma quel vino è generoso" perd peut-être de sensibilité, mais gagne en puissance et en modernité, offrant une scène d’amour mère-fils à l’italienne intemporelle. Alfio de son côté, figuré par Dimitri Platanias, brutal baryton et puissant de graves profonds, s’assure une présence remarquée, malgré un rôle presque trop discret pour la voix de son interprète. Brillante et remarquable, Elena Zilio et sa voix de mezzo-soprano revêt le rôle de Lucia, Mamma italienne au tablier de cuisinière et lunettes épaisses, victime des souffrances de ses enfants, pietà moderne et affligée. La voix d’Elena Zilio est marquante, naturelle, et la fusion entre l’interprète et le rôle est quasi totale.
Plus économique et peut-être moins impactant, le décor de Pagliacci, situé dans une salle de gymnase, perd de son charme. Aperçue en tant que figurante et jeune amoureuse dans la première pièce, Simona Mihai offre enfin à entendre sa voix fluide, acidulée, et si féminine ! Une jeunesse à faire pâlir de jalousie les grandes sopranos de l’opéra, la belle Nedda brille de naturel avec un jeu quasi cinématographique, sans trop en faire, rapide, libre et élégante. Le couple Nedda-Silvio convainc pourtant un peu moins, l’aspect presque ingénu de Gabriele Nani, tend plus à conduire ce couple vers la « drague adolescente » que le réel amour opératique. On notera cependant un jeu très investi et dynamique pour l’interprète de Silvio qui commet un sans-faute, avec une voix de baryton développée, raffinée et surtout précise !
Canio, personnage principal de Pagliacci, interprété par Carlo Ventre, s’offre une entrée puissante et remarquée, incroyablement raisonnante et vibrante. Les graves sont là, la puissance masculine est assise, mais au fil de Pagliacci le doute s’installe et il semblerait que Carlo Ventre s’épuise dans le dramatique, les graves perdant de leur profondeur au fil des découvertes des tromperies de Nedda. Scott Hendricks, baryton superstar (et présent à Aix cet été dans l'un des rôles principaux de l'Ange de feu, à réserver ici), donne encore une fois une performance plus que correcte, marquant une ouverture dynamique et décomplexée, constante et d’un jeu scénique supérieur. Un peu en retrait, Tansel Akzeybek dans le rôle de Beppe frôle la limite du chanté parlé. Peu de prises de risques donc, mais on notera pourtant une belle habilité dans les aigus qui rassurent les graves plus plats.
Cavalleria rusticana s’assure une place dans les productions mémorables de cette année, tant sur le travail des décors que sur la jeunesse de la distribution. Une œuvre qui n’avait pas été jouée à la Monnaie depuis 15 ans et qui trouve ici un retour au naturel et un vérisme difficilement égalable.