Le Printemps de la Mélodie fleurit à la salle Cortot
Durant cinq heures en ce dimanche après-midi, 16 chanteurs, 12 pianistes ainsi qu'une comédienne et un comédien de la Comédie-Française se relaient pour parcourir l'histoire de la mélodie en huit périodes : Poésie ancienne, Victor Hugo, grands romantiques, Parnassiens, Baudelaire et les symbolistes, Verlaine, Apollinaire, les surréalistes.
Genre musical consistant à mettre en musique une poésie française pour chant et piano, la mélodie française animait tous les salons cultivés au long du XIXe siècle et jusqu'aux Années Folles (cette forme était en effet le seul moyen d'apporter chez soi la beauté musicale et elle fut pour cela remplacée par l'arrivée du disque).
Pour les invités réunis au Printemps de la Mélodie, le pas qui franchit le seuil de la Salle Cortot franchit en même temps un siècle d'histoire et le perron d'un antique salon musical. Le programme d'une immense richesse permet d'apprécier les mélodies composées par les grands maîtres du genre (Gounod, Fauré, Duparc, Debussy), et bien d'autres à travers l'histoire, gagnant à être davantage connus (Hahn, Schmitt, Pauline Viardot, Thomé, Woollett, Chausson, Bellenot, Delafosse, Chevereau, Bordes, Lili Boulanger, Poldowski, Bouchot, Beydts, Lipatti).
Comme il se doit, François Le Roux ouvre les festivités tel un hôte accueillant ses invités et remerciant ses amis venus nombreux pour se délecter d'une après-midi entière de camaraderie poétique et de grande qualité musicale. Le Roux offre lui-même un bel exemple en donnant de la voix avec tout son métier. La prononciation est toujours un modèle, tout comme les intentions depuis la douce psalmodie susurrée jusqu'aux emportements puissants (perdant certes tout ancrage vocal).
L'autre figure tutélaire parmi les interprètes présents est évidemment Felicity Lott. Il suffit de tourner la tête vers le public durant ses prestations pour voir scintiller dans la pénombre les sourires admiratifs devant cette grande dame (également célébrée par ce jour de Fête des grand-mères). Mais surtout, il faut tourner l'attention vers Felicity Lott et se laisser suspendre à ses infinis filins de voix concluant les phrases poétiques. Son interprétation de Montparnasse est une merveille, parant dans un chant de conteuse le sourire solaire sur la mélancolie des vers d'Apollinaire et des notes de Poulenc.
Troisième nom célèbre parmi les artistes à l'affiche, Mireille Delunsch est d'abord à la peine, passant de graves peu audibles à des aigus stridents. Elle retrouve toutefois son assise vocale avec métier, mais semble demeurer soucieuse durant chacune de ses interventions. Heureusement, le programme l'associe plusieurs fois en duo à son compagnon Éric Huchet (à retrouver en interview). Le ténor fait preuve d'une rassurante confiance et ce dès sa première note, d'autant que lui échoit la noble mission d'ouvrir les festivités. Il s'en acquitte avec un véritable chant de conteur pour les Fables de Lafontaine (mises en musique par Lecocq et Offenbach), d'autant que la qualité du chant soutient le propos : fin et bêlant pour l'agneau, dévoré par le chant terrible du loup, sournois renard dupant le corbeau orgueilleux.
Ce Printemps de la mélodie présente également de jeunes interprètes, leur offrant ainsi l'occasion de côtoyer les artistes de renom. Cette rencontre entre les générations prend comme il se doit les atours d'une transmission de relais et de talents, les jeunes chanteurs montrant des qualités remarquables, de fort bon augure pour la future école de chant francophone.
Jean-François Rouchon dispose de nombreux atouts qui pourraient l'appeler à prendre la relève de François Leroux dont il partage la tessiture, la qualité d'articulation, le placement et même les couleurs. Jérôme Boutillier déploie une indéniable noblesse et même une certaine noirceur, seyant pour les poèmes symbolistes et qui auraient toute leur place sur une scène d'opéra. Le troisième baryton, Olivier Bergeron dépasse son inquiétude visible pour offrir une délicate articulation et un timbre adouci, légèrement pincé, typique du répertoire.
Ce parcours en une cinquantaine de mélodies à travers trois siècles est bien entendu l'occasion d'admirer l'infinie variété du genre qui peut aller de la parole à la grande voix wagnérienne, telle que commence à la déployer la mezzo Irina de Baghy. Lætitia Grimaldi déploie déjà une voix et une interprétation trempées, amples et aisées sur toute la tessiture de soprano avec un investissement scénique remarquable. Son assurance sur la mélodie andalouse des Filles de Cadix pourrait faire merveille en Frasquita, voire en Carmen selon l'évolution de ses graves. Séraphine Cotrez a une beauté brute pleine de promesse, notamment basée sur une assise vocale grave et profonde. Clémentine Decouture s'affirme par une grande implication ainsi qu'une belle voix sûre et vibrante vers l'aigu de soprano. Françoise Masset, elle aussi une voix typique, rappelle la souple et candide prononciation que peut avoir Petibon dans Debussy et Poulenc.
Dans un répertoire contemporain, Kumi Sakamoto éblouit avec l'impressionnante mélodie L'étranger composée par Noël Lee, morceau dont l'intensité dramatique répond à la virtuosité du piano. D'Ingrid Perruche, la longue étole dorée descendant de son épaule répond à la chevelure que louèrent Pierre Louÿs et Claude Debussy, son chant étant aussi délicat qu'éloquent, empli de couleurs, dorées.
Enfin, outre ces jeunes artistes prometteurs, Gilles Ragon convoque une tradition vocale plus ancienne encore, contemporaine des dates de création de ces mélodies, avec une voix très pincée (sans craindre le nasillard) et toujours attaquée par l'aigu. Une technique qui offre beaucoup d'accroche vocale mais exigeant beaucoup d'intensité et même d'effort pour monter en volume. Un effort dont s'acquitte bien le ténor, notamment grâce à la coque boisée de la salle Cortot, qui fait de la scène une cage de résonances et grâce à l'organisation de ce Printemps qui ne demande que deux ou trois airs aux chanteurs avant de les laisser se reposer et apprécier les prestations de leurs collègues (ils se mêlent d'ailleurs au public, nouvelle illustration de l'ambiance familiale de l'événement).
Tout au long du concert, Sylvia Bergé et Serge Bagdassarian de la Comédie-Française récitent des poèmes, parachevant l'ambiance de salon. Dans bien d'autres concerts, ces moments auraient été de petites pastilles "ponctuant" le programme, ici ce sont des instants de beauté qui font partie intégrante du voyage, d'autant qu'elles sont parfois accompagnées au piano tels des mélodrames (une pratique d'ailleurs répandue à l'époque des salons bourgeois). Pour accompagner un tel plateau vocal, une cohorte de pianistes soutiennent et même dialoguent avec les chanteurs. L'articulation des instrumentistes répondant à celle des voix.
L'ambiance délectable, le temps laissé à la poésie et aux applaudissements aura réduit la pause prévue à seulement cinq minutes et fait durer ce Printemps plus de cinq heures. Tant mieux, on aurait voulu le prolonger encore longuement.